Armel Duteil

Comptes rendus 2016

Quelle Église, pour quelle évangélisation ?

Le 50ème anniversaire du Concile Vatican 2 est l’occasion de faire le point sur la vie de nos Églises. Je voudrais proposer ici quelques réflexions sur la vie missionnaire de l’Église au Sénégal, à partir du document Lumen Gentium et de la lettre du pape François « La joie de l’Evangile : EG », en particulier le chapitre 4 : La dimension sociale de l’évangélisation

  1. Confession de la foi et engagement social : N° 178 à 185

  2. L’intégration sociale des pauvres N°186 à 217

  3. Le bien commun et la paix sociale N°218 à 237.

  4. Le dialogue social comme contribution à la paix 238-250

Voici le plan de ma réflexion :

  1. L’Église catholique au Sénégal

  2. L’évangélisation

  3. Une nouvelle étape de l’évangélisation

  4. Comment Jésus annonce-t-il l’évangile

  5. Le royaume de Dieu

  6. L’Église catholique au Sénégal

Le Sénégal compte environ 90 % de musulmans et 5 % de catholiques. L’Église est donc très nettement minoritaire. Les missionnaires sont arrivés depuis un peu plus de 250 ans (sans compter les premiers passages des missionnaires portugais, franciscains et capucins) : les messieurs du Saint Esprit à partir de 1763. Ces premiers missionnaires étaient plutôt des aumôniers de l’armée coloniale, des commerçants européens et des métis. Le premier travail, vraiment missionnaire auprès des populations locales a commencé à partir de l’année 1844, avec les pères du Saint Cœur de Marie, qui s’uniront à la congrégation du Saint Esprit. En fait le pays n’était pas vraiment islamisé, la présence islamique s’arrêtait la plupart du temps, à un marabout à côté des chefs traditionnels, mais son influence était importante. Le reste de la population continuait à pratiquer la religion traditionnelle. Reconnaissons d’ailleurs que jusqu’à maintenant, beaucoup de chrétiens pratiquent le Christianisme dans l’esprit de la religion traditionnelle. C’est la même chose d’ailleurs pour les musulmans.

Bien sûr, les réalités sont différentes suivant les régions. Dans le nord on compte 99, 8 % de musulmans, des toucouleurs en particulier, islamisés depuis plusieurs siècles. A part ceux de la ville de Saint Louis, l’ancienne capitale, la plupart des chrétiens viennent du sud. Ils sont venus comme fonctionnaires, ou pour trouver du travail. Ils ne sont donc pas dans leur milieu d’origine. Au contraire, au sud, les populations étaient de religion traditionnelle au moment de l’arrivée des missionnaires. Les chrétiens sont donc plus nombreux, ils sont dans leurs régions d’origine et on trouve dans des mêmes familles des chrétiens et des musulmans, ce qui aide beaucoup à établir de bonnes relations entre les pratiquants des deux religions.

Une véritable évangélisation suppose une ouverture aux autres, un souci de la vie de chaque jour, et une attention aux plus pauvres. Qu’en est-il de l’Église dans le diocèse de Dakar ?

L’Église du Sénégal est maintenant bien implantée, tous les évêques sont sénégalais depuis plusieurs dizaines d’années, l’Archevêque de Dakar étant Cardinal pour la deuxième fois : le Cardinal Théodore Adrien Sarr, après le Cardinal Hyacinthe Thiandoum. Les prêtres sénégalais sont maintenant plus d’une centaine, dans le seul diocèse de Dakar. Les vocations sont assez nombreuses, il y a des ordinations sacerdotales chaque année. Les religieux et religieuses sénégalais sont nombreux dans les congrégations internationales. Et il existe une congrégation locale de frères et deux congrégations féminines dont l’une envoie d’ailleurs des membres comme missionnaires à l’extérieur du pays.

Les églises sont remplies chaque dimanche et les différents groupes chrétiens sont nombreux ; ceux qui attirent le plus de monde étant les chorales et les groupes charismatiques. Les différentes structures et services de l’Église sont assurés. On se trouve donc en présence d’une Église bien vivante. Mais qu’en-est-il de la dimension missionnaire ?

La base de l’Église au Sénégal c’est la Paroisse, et les chrétiens aiment bien s’y retrouver. Mais le problème c’est que la vie chrétienne a tendance à se limiter à la vie paroissiale et donc, l’Église se centre sur elle-même, elle n’est pas orientée vers l’extérieur. De plus, la vie paroissiale est spécialement tournée vers la prière et la liturgie. Il est clair que la liturgie est le sommet de la vie chrétienne, mais que vaut un sommet sans base ? En tout cas, la vie chrétienne ne peut certainement pas se limiter à la prière et à la liturgie.

Quelques conséquences de cela ? Voici comment je vois les choses, à partir de la paroisse Notre Dame du Cap Vert, dans laquelle je travaille. Les aumôneries de prisons sont confiées aux paroisses, il n’y a pas d’aumônerie diocésaine. Ce qui fait qu’il n’y a pas de vraie réflexion, sur ce que les chrétiens sont appelés à faire avec les détenus. L’action de l’Église se limite très souvent aux seuls chrétiens, et pour eux, à la prière, à l’Eucharistie et à la catéchèse. Mais on ne prend pas en compte l’ensemble des détenus, ni leurs différents problèmes : besoins en nourriture et en santé, formation professionnelle, soutien psychologique et écoute, assistance à leurs familles, réinsertion, recherche d’avocats pour des jugements justes, etc.

-De même, dans les hôpitaux. On se contente la plupart du temps, d’apporter la communion, de prier, et de donner des conseils aux malades chrétiens. Mais sans vraiment se soucier des malades des autres religions. Et sans prendre en charge les nombreux problèmes des hôpitaux, et de la santé en général. Il n’y a pas une vraie formation et réflexion des agents de santé chrétiens sur leur engagement et leur responsabilité dans l’organisation de la santé dans le pays.

De même, il y a une paroisse universitaire. Mais elle se limite surtout aux activités paroissiales : accueil, animation et soutien des étudiants catholiques. Il ne s’agit donc pas vraiment d’une aumônerie des universités en tant que telle, visant l’animation de l’université dans ses différents domaines. Et qui aurait le souci de l’évangélisation de tous les étudiants, quelle que soit leur religion.

Pourtant, l’apostolat dans les prisons, les hôpitaux et les universités, pourrait être un facteur important d’évangélisation. Mais là on se limite souvent à la dimension prière et sacramentalisation, pour les seuls chrétiens.

Au niveau officiel et théorique, bien sûr l’Église est ouverte à tous. Le 3ème Plan d’Action Pastoral pour les quatre années qui viennent, a repris les quatre objectifs du Plan précédent : la communion, la sanctification (liturgie, prières, sacrements, catéchèse), le témoignage (évangélisation et dialogue), et le service (dignité et droits de l’homme, réconciliation, justice, paix, développement), mais dans la pratique l’accent est mis sur les deux premiers objectifs. Et même lorsque les deux derniers objectifs sont mis en action, souvent c’est d’abord en faveur des chrétiens.

Ainsi pour beaucoup, la Caritas est plus une organisation pour aider les chrétiens nécessiteux, qu’une organisation de l’Église pour aider tous les pauvres et déshérités quelle que soit leur religion. Et elle se limite souvent à des distributions de dons reçus de l’étranger, au lieu de chercher à mettre en place des projets de développement pris en charge par les gens eux-mêmes, et à partir de nos propres ressources, pour arriver à un changement de mentalité : passer de l’assistanat à la responsabilité, de l’aumône au développement. On se contente trop facilement d’activités (khaware,…), pour gagner de l’argent et apporter des aides ponctuelles, avec le danger de faire des personnes aidées, des assistés et même parfois des mendiants. En tout cas, la Caritas semble trop peu engagée pour transformer la société et pour défendre les droits des pauvres. Et même simplement les former, et leur donner des moyens pour travailler et se prendre en charge eux-mêmes. . Une Église qui dépend de l’extérieur peut-elle être vraiment évangélisatrice ?

La commission Justice et Paix qui pourrait aussi être un véritable facteur d’évangélisation, reste très faible, et absente dans de nombreuses paroisses. Quelques équipes ont bien travaillé, au moment des élections. Mais va-t-on profiter de cette action pour continuer à s’engager avec les ONG et autres organisations de la Société Civile ? Voir tout ce que dit notre pape François dans EG au Chapitre 4 : La dimension sociale de l’évangélisation (n° 177-261)

Il ne semble pas non plus que les associations et fraternités de femmes catholiques aient en priorité le souci de l’évangélisation. Elles se contentent souvent de prières entre chrétiennes, de participation aux fêtes religieuses, surtout pour faire la cuisine, jouant dans ce cas-là un rôle d’animation avec de belles tenues, renouvelées à chaque fête, ce qui finit par coûter très cher. On peut admirer leur dévouement, leur courage et leur générosité. Mais cela ne doit pas empêcher de se poser des questions, sur l’utilisation de toutes ces qualités. Ne vaudrait-il pas mieux orienter tous ces efforts vers l’Evangélisation, plutôt que vers les fêtes ?

Les femmes de la Légion de Marie sont vraiment admirables dans leur engagement. Je dis les femmes car il y a très peu d’hommes, et encore moins de jeunes : visites des malades dans les hôpitaux, visites dans les prisons etc. Mais on retrouve toujours le même problème : elles ont le souci de soutenir les chrétiens, d’accueillir les musulmans qui veulent devenir chrétiens, mais beaucoup moins de soutenir les autres musulmans pour vivre leur foi musulmane d’une façon plus approfondie, dans le sens de l’évangile. Dans tous les cas, il semble manquer gravement la connaissance de la théologie du Royaume de Dieu, et de sa relation avec l’Église. Je vais y revenir plus loin. Continuons l’observation de notre Église diocésaine.

L’Église est reconnue dans le pays pour ses activités sociales, en particulier ses postes de santé, ses centres de formation féminine, ses écoles. Cela est très positif. On apprécie que, tous les gens, sans distinction de religion ou autres, puissent bénéficier de ces services. C’est donc un témoignage vivant et actif de l’amour du Christ, ouvert à tous. Mais cela ne doit pas empêcher de se poser un certain nombre de questions.

Les activités sociales de l’Église intéressent les non chrétiens et même font leur admiration, pour le dévouement et le désintéressement de ses acteurs : écoles, dispensaires, centres de formation féminine, Caritas, etc. Mais on peut se demander, si ce n’est pas d’abord pour en profiter. Est-ce que cela amène à connaître et à rencontrer la personne de Jésus Christ, qui est pourtant la base et le fondement de nos engagements ? Que faire pour cela ?

Par rapport à ces activités, il semble que l’on se contente souvent de continuer à faire marcher les formes traditionnelles de l’aide aux pauvres, mais que l’on ne soit pas suffisamment attentif aux nouvelles formes de pauvreté qui se font jour actuellement, pour répondre à ces besoins d’une façon adaptée.

-On cherche à bien faire marcher les écoles de type classique et à obtenir des diplômes, beaucoup plus qu’à s’investir dans les nouvelles formes d’éducation, comme par exemple les écoles communautaires prises en charge par les parents et le quartier, l’enseignement mixte (théorie et apprentissage d’un métier), enseignement dans les langues locales et adapté aux plus défavorisés, nouvelles méthodes d’enseignement, etc…Alors que des expériences sont déjà menées dans ce domaine, par exemple avec ENDA. A commencer par les jardins d’enfants, qui pour la plupart sont de type vraiment occidental et réservés à une certaine classe sociale.

On a plus le souci des élèves de nos écoles catholiques, que de tous les élèves du pays, spécialement les plus démunis. Alors que l’enseignement rencontre de graves problèmes : grèves incessantes, baisse de niveau, manque d’éducation, l’Église semble plus soucieuse de ses œuvres, que du bien commun et de l’avancée de tous. On a des écoles catholiques qui marchent bien, mais les chrétiens ne semblent pas être préoccupés par les autres écoles.

On n’a pas beaucoup le souci des enseignants chrétiens engagés dans le secteur public ou privé laïc. Il y a bien des amicales des enseignants chrétiens, mais ceux-ci se retrouvent plus pour des récollections, quand ce ne sont pas des sorties, des repas, des soirées dansantes et des fêtes, que pour s’engager dans leur milieu (syndicats), et chercher à répondre aux besoins de l’éducation dans le pays.

Pour les élèves, il y a bien quelques aumôneries dans les écoles publiques ou privées non catholiques. Mais on cherche davantage à regrouper des élèves chrétiens pour des partages d’évangile qui se limitent à des discours mais ne débouchent pas sur des actions concrètes, que de faire avancer leur école en tant que telle, avec le souci de tous les élèves, chrétiens ou non, et la participation et la responsabilisation de tous. Et de lutter contre toutes les formes d’injustices et d’inégalités que l’on rencontre dans ces écoles. La JEC, action catholique, est pratiquement inexistante. Cela a des conséquences directes sur l’évangélisation, ou plutôt le manque d’Evangélisation. De même, la JOC n’existe presque plus, sauf quelques équipes de jeunes filles.

-On pourrait faire la même réflexion, par rapport aux dispensaires privés catholiques. Tous admirent la qualité des soins, et le dévouement des agents de santé de ces établissements. Mais on n’agit pas suffisamment pour la santé au niveau du pays. Les amicales de santé des agents chrétiens travaillant dans le secteur public, ont plus le souci d’obtenir des billets de pèlerinage gratuits à Rome et à Jérusalem, comme cela est accordé à leurs camarades de travail musulmans pour le pèlerinage à la Mecque, plutôt que de chercher comment améliorer la santé pour tous, et spécialement permettre aux plus pauvres de pouvoir profiter des soins de santé. Personnellement, je n’ai pas pu obtenir que l’amicale des agents de santé chrétiens intervienne régulièrement dans les prisons, pas plus d’ailleurs que l’association des avocats chrétiens. Ils se contentent au mieux d’apporter un repas le jour de Noel. Est-ce cela qui va résoudre les multiples problèmes des détenus et de leurs familles ?

Il est sûr qu’une véritable évangélisation se fait malgré tout dans les écoles, les centres de formation et à partir des dispensaires et autres actions sociales de l’Église. Mais cette évangélisation aurait besoin d’être réfléchie en tant que telle, et d’être davantage organisée pour aller plus loin et surtout plus profond.

Malgré les limites que j’ai signalées, à travers toutes les activités sociales et autres de l’Église, l’esprit de l’Evangile et la connaissance de Jésus Christ passent certainement. Et un certain nombre de musulmans vivent leur religion et comprennent le Coran, différemment et d’une façon plus spirituelle, grâce à leurs contacts avec les chrétiens. Par exemple au moment du Ramadan, pour ne pas se limiter au jeûne mais chercher une vraie conversion, grâce à la façon des chrétiens de vivre le Carême. Et aussi dans la façon de prier, plus personnelle et à partir de la vie, en dépassant la seule récitation de formules. Ou encore à vivre leur foi dans l’amour, et pas seulement garder les 10 commandements d’une façon parfois moralisante ou extérieure. On peut se demander, à l‘inverse, dans quelle mesure la foi des chrétiens est purifiée et grandie, grâce à leur vie en commun avec les musulmans. En effet, les musulmans nous appellent à un respect de Dieu plus grand : « Dieu est Dieu, et il n’y a pas d’autre Dieu que Dieu ». Ils prient 5 fois par jour, et nous rappellent l’importance de la prière, et aussi de manifester notre foi en public. Le sérieux avec lequel ils jeûnent pendant le Ramadan nous interroge sur la façon dont nous vivons le Carême. Et beaucoup d’autres choses encore. Mais combien de chrétiens, trop sûrs de leur foi, sont prêts à se laisser interpeler par les musulmans ? Et la commission pour les relations avec les musulmans n’existe plus. Or il ne peut pas y avoir d’évangélisation sans dialogue et accueil de l’autre.

Notre pape François écrit (La joie de l’Evangile=EG : Le dialogue interreligieux, n° 250) : » Une attitude d’ouverture en vérité et dans l’amour doit caractériser le dialogue avec les croyants des religions non chrétiennes, malgré les divers obstacles et les difficultés, en particulier les fondamentalismes des deux parties. Ce dialogue interreligieux est une condition nécessaire pour la paix dans le monde, et par conséquent est un devoir pour les chrétiens, comme pour les autres communautés religieuses. Ce dialogue est, en premier lieu, une conversation sur la vie humaine, une « attitude d’ouverture envers eux, partageant leurs joies et leurs peines ». Ainsi, nous apprenons à accepter les autres dans leur manière différente d’être, de penser et de s’exprimer. De cette manière, nous pourrons assumer ensemble le devoir de servir la justice et la paix, qui devra devenir un critère de base de tous les échanges.

251. L’Évangélisation et le dialogue interreligieux, loin de s’opposer, se soutiennent et s’alimentent réciproquement.

252. La relation avec les croyants de l’Islam acquiert à notre époque une grande importance. Ils sont aujourd’hui particulièrement présents en de nombreux pays de tradition chrétienne, où ils peuvent célébrer librement leur culte et vivre intégrés dans la société. Il ne faut jamais oublier qu’ils « professent avoir la foi d’Abraham, adorent avec nous le Dieu unique, miséricordieux, futur juge des hommes au dernier jour ». Les écrits sacrés de l’Islam gardent une partie des enseignements chrétiens ; Jésus Christ et Marie sont objet de profonde vénération ; et il est admirable de voir que des jeunes et des anciens, des hommes et des femmes de l’Islam sont capables de consacrer du temps chaque jour à la prière, et de participer fidèlement à leurs rites religieux. En même temps, beaucoup d’entre eux ont la profonde conviction que leur vie, dans sa totalité, vient de Dieu et est pour lui. Ils reconnaissent aussi la nécessité de répondre à Dieu par un engagement éthique et d’agir avec miséricorde envers les plus pauvres ».

En conclusion, on doit donc reconnaître que les chrétiens sont davantage engagés dans l’Église que dans la société, et plus soucieux d’une vie de prière personnelle que d’un engagement collectif, pour lutter contre les injustices. La lettre sur les fidèles laïcs (Christi Fidelis) n’a pas été assimilée, elle n’est pas passée dans la pratique. Notre pape François nous rappelle (La joie de l’Evangile=EG n°178) : » À partir du cœur de l’Évangile, nous reconnaissons la connexion intime entre évangélisation et promotion humaine, qui doit nécessairement s’exprimer et se développer dans toute l’action évangélisatrice ».

-La catéchèse : C’est un aspect essentiel de la vie de l’Église, et elle concerne directement l’évangélisation et la dimension missionnaire de la communauté. Mais encore faudrait-il s’interroger sérieusement, sur les raisons qui poussent certains catéchumènes à demander le baptême. La religion traditionnelle est essentiellement locale, en lien avec la terre des ancêtres. Beaucoup de catéchumènes demandent à entrer dans l’Église, ou à devenir musulmans, pour appartenir à une religion universelle et qui paraît plus moderne. C’est donc un moyen de progrès social, mais pas obligatoirement de conversion au Christ. Ce qui explique qu’un certain nombre de catéchumènes disparaissent une fois qu’ils ont « gagné le baptême ».

Et parmi ceux qui continuent à pratiquer, il semble qu’un certain nombre d’entre eux vivent leur foi chrétienne dans l’esprit de la religion traditionnelle. Ou pour dire les choses autrement, qu’ils continuent à vivre la religion traditionnelle à l’intérieur du cadre de la religion chrétienne. Dans ces conditions, peut-on parler vraiment d’évangélisation ? Ils sont baptisés, sont-ils vraiment convertis à Jésus Christ ? Comment alors être missionnaires à leur tour ? Ce qui semble attirer ces catéchumènes, c’est l’amitié et l’esprit de famille qui règnent dans l’Église, et aussi la beauté et la qualité des prières et de la liturgie. Et également les soutiens des communautés chrétiennes et de la Caritas. C’est très bon et important. Mais il reste que beaucoup de nouveaux baptisés se contentent de participer à la messe le dimanche, sans véritable engagement ni dans l’Église ni dans la société, et sans vrai souci d’évangélisation de leurs frères et de leurs sœurs.

Le lieu où se font l’évangélisation et la catéchèse, c’est la paroisse. On peut d’ailleurs regretter que cette catéchèse ne se fasse pas davantage dans les quartiers. La catéchèse se fait aussi dans les écoles catholiques au risque de devenir une matière scolaire parmi d’autres, et d’être faite par des enseignants pas toujours motivés. Et il reste la question : est-ce que cette catéchèse est vraiment une évangélisation ? Pour les catéchumènes eux-mêmes oui. Mais elle ne semble pas les former pour qu’ils soient eux-mêmes évangélisateurs de leurs frères. En tout cas, les thèmes enseignés en catéchèse devraient certainement être revus pour répondre davantage aux besoins des gens et à l’évolution actuelle de la société.

L’apostolat des jeunes : Le thème des JMJ (Journées Mondiales de la Jeunesse) nationales de cette année était : « Jeunes, acteurs de la nouvelle évangélisation ». Ce qui montre que l’on porte le souci de l’évangélisation dans l’Église. Mais ce n’est pas sûr que cela débouche sur un véritable engagement des jeunes pour l’évangélisation. On a l’impression que beaucoup de jeunes aiment participer à de grandes rencontres ou des marches pèlerinage, mais qui ne transforment pas vraiment leur vie. Cela se manifeste par de grandes manifestations, qui souvent n’ont pas de suivi. Dans notre paroisse, lorsque nous avons voulu organiser une rencontre des jeunes marcheurs après la marche du pèlerinage national, pour voir comment mettre en pratique la formation reçue, très peu sont venus. Comment passer à des actions concrètes organisées, suivies et réfléchies, pour soutenir cette d’évangélisation des jeunes, par les jeunes ? Les jeunes chrétiens ont tendance à se retrouver entre eux dans leurs amicales, mais ils ne sont pas tellement présents dans les ASC (Associations Socio Culturelles) et autres organisations des jeunes dans les quartiers.

Bien sûr ces manifestations publiques de foi ont leur importance. Mais peut-on parler là d’une véritable évangélisation en profondeur ? En tout cas, ce qui attire le plus les jeunes dans le diocèse, mais aussi les adultes, ce sont des amicales où on se retrouve pour faire des fêtes et organiser des soirées dansantes. Les activités principales sont des activités lucratives : repas (khaware), concerts ou soirées payantes pour gagner de l’argent. Cet argent étant surtout utilisé pour des repas et des sorties, ou pour acheter des tenues, tee-shirts et uniformes et organiser des fêtes pour les seuls membres, mais pas pour aider les plus pauvres, même pas ceux qui appartiennent au groupe en question, qu’ils soient choristes, scouts, enfants de choeur ou autre chose. Encore moins pour le développement du pays, et le soutien de projets pour les plus démunis. Quand Zachée a parlé avec Jésus, il lui a dit (Luc 19,2-7) : » je vais donner la moitié de mon argent aux pauvres. Et si j’ai fait du mal à quelqu’un, je vais le payer 4 fois ». Il manque gravement de gratuité dans nos mouvements et associations.

L’Église risque de devenir une entreprise commerciale, ou une société d’organisation de fêtes et de danses. Ce qui attire les chrétiens, beaucoup plus que l’engagement dans leur milieu de vie, ce sont par exemple les chorales où les gens passent de nombreuses heures en répétition de chants, plusieurs soirées par semaine, souvent au détriment de leur vie de famille, et de leurs études pour les élèves et les étudiants. La conséquence, c’est que les eucharisties se transforment en concerts, ce qui est tout à fait à l’opposé de « la participation pleine et active de l’assemblée » demandée par le décret sur la Liturgie du Concile Vatican 2. Dans nos assemblées, la foule ne chante plus. Les concerts religieux (choralies) se terminent en soirées dansantes. Et pour venir animer par exemple les mariages, ces chorales se font payer.

Ce qui attire aussi beaucoup les chrétiens jeunes et adultes, ce sont aussi les mouvements charismatiques. Ce n’est pas le lieu ici d’en faire l’évaluation. Ils ont certainement un rôle important dans l’évangélisation, par leur joie et leur courage de présenter officiellement Jésus Christ et son Evangile, sans peur et sans complexe. Il est sûr qu’ils regroupent de nombreux jeunes et adultes, en proposant des formes de prières plus libres et plus animées, mais qui ne sont pas exemptes d’illusion et de sentimentalisme. Or, la foi ce n’est pas seulement une question d’affectivité forte : « avoir le cœur tout chaud ». Elle demande un engagement réel dans la vie. Il est clair que par ailleurs, beaucoup de gens entrent dans ces mouvements plus par intérêt personnel, que par volonté de vivre vraiment avec le Christ. Par exemple : pour trouver du travail, réussir son mariage, avoir des enfants, obtenir son examen, etc. L’un des signes de cela, c’est le nombre de bénédictions qui s’y pratiquent. Et aussi la recherche de signes extraordinaires, de révélations, de rêves, d’apparitions, de conseils, etc. L’Evangile de Jésus Christ ne suffit plus. Or l’évangélisation c’est bien cela : faire découvrir et aimer Jésus Christ, et vivre de son Evangile. Par rapport à la question qui nous intéresse ici, l’évangélisation, on peut aussi se poser des questions sur ce qui se dit dans ces groupes sur l’action de Satan et des démons, et plus largement, sur le péché et le mal dans le monde, et sur la recherche de protections. Comme si le monde n’était pas déjà sauvé par Jésus Christ. Il y a aussi l’illusion que, si on a réussi à rassembler beaucoup de monde, que l’on a des gens qui parlent en langues et qui entrent en transe, que l’on entend un certain nombre de témoignages plus ou moins extraordinaires ou miraculeux, on a assuré une véritable évangélisation et une transformation de la société.

Par rapport à l’engagement politique des chrétiens, il y a eu tout un effort du côté de la hiérarchie pour pousser les chrétiens à s’engager dans la politique, et pour lutter contre cette idée « enseignée par les anciens missionnaires » (sic), qu’un chrétien ne doit pas faire de politique. Sous la conduite de la commission Justice et Paix, une réflexion approfondie a été faite au moment des dernières élections, pour pousser les chrétiens à voter et à s’engager politiquement. Et aussi pour étudier les programmes des différents partis et faire réfléchir les gens dans les quartiers au choix du candidat pour qui voter. Mais cette réflexion importante, quand elle a été faite, est restée enfermée, à l’intérieur de l’Église alors qu’on a beaucoup insisté auprès des chrétiens et des communautés, pour qu’ils partagent leurs formations et leurs documents dans leurs quartiers, avec tout le monde. Cela n’a pas été fait. La communauté chrétienne reste centrée sur elle et enfermée dans ses problèmes, ce qui à mon avis, est en opposition directe avec une nouvelle évangélisation. On est prêt à accueillir les gens chez nous, mais beaucoup moins à aller vers eux, et encore moins à accueillir les valeurs et les richesses spirituelles qu’ils pourraient nous apporter. Aux dernières élections locales, un certain nombre de chrétiens se sont engagés dans la politique. Mais ils sont encore trop peu nombreux. Et il reste à savoir dans quelle mesure leur foi et l’Evangile est à la base de leur engagement et de leurs actions futures ? Et quel soutien l’Église va leur apporter pour cela ? Quand les chrétiens s’engagent en politique, on a souvent l’impression qu’ils cherchent surtout à obtenir des aides, et même des faveurs pour leur paroisse et pour l’Église, beaucoup plus qu’à vouloir faire avancer la société toute entière dans l’esprit de l’Evangile, et à apporter dans les structures officielles les soucis des plus pauvres et de tous ceux qui sont traités injustement. Notre pape écrit (EG 205) : » La politique tant dénigrée, est une vocation très noble, elle est une des formes les plus précieuses de la charité, parce qu’elle cherche le bien commun… Je prie le Seigneur qu’il nous offre davantage d’hommes politiques qui aient vraiment à cœur la société, le peuple, la vie des pauvres ! » .

Par ailleurs, parler d’engagement politique fait peur à un certain nombre de chrétiens. Et il est vrai que tout le monde n’est pas compétent, pour être ministre ou député. Il vaudrait prendre la question à la base, et demander aux chrétiens de s’engager dans la société civile (pas seulement dans les partis), et de commencer par s’engager au niveau du quartier (contacter les délégués et les imams de quartier, les badièni gox, les Ong, Asc et autres associations) et de la commune (voir la feuille de route des représentants de la paroisse auprès des mairies).

Les médias : Ils peuvent être un moyen important d’évangélisation. Au Sénégal nous avons la chance d’avoir, non seulement une radio catholique, mais surtout la possibilité d’intervenir dans les différentes télévisions et radios publiques et communautaires. C’est une grande opportunité que l’on nous offre. Malheureusement, on n’a pas toujours le souci d’y présenter Jésus Christ et l’Evangile à la population musulmane, qui est très largement majoritaire et qui forme donc le plus grand nombre des auditeurs. On préfère passer à la télévision des messes, des ordinations sacerdotales et des professions religieuses, sans même prendre le soin, au niveau vocabulaire, de présenter les choses d’une façon compréhensible pour des non chrétiens. De même, les émissions catholiques à la radio consistent souvent à faire une sorte de liturgie de la parole, relire les trois lectures du dimanche en question et d’en faire un commentaire qui s’adresse aux seuls chrétiens et en français, alors que la langue parlée par la majorité de la population et comprise par tous est le wolof et non pas le français. On retrouve toujours la même question. Pour beaucoup, évangélisation cela veut dire conversion au christianisme, baptême et entrée dans l’Église catholique. On n’a pas l’idée que l’on peut évangéliser les musulmans qui restent musulmans, c’est-à-dire de leur permettre de vivre leur foi dans l’esprit de l’Evangile, comme Jésus l’a fait avec les gens des autres religions qu’Il a rencontrés.

Les CEB : (Communautés Ecclésiales de Base) : Ces communautés c’est la famille chrétienne dans le quartier. Elles devraient porter le souci de la vie de tous les habitants, et être engagées avec les autres personnes du quartier, pour y construire ensemble le Royaume de Dieu. Mais la plupart du temps, il n’y a pas eu une véritable formation et réflexion sur ce que doit être une communauté chrétienne de quartier. Non seulement les responsables n’ont pas été formés mais souvent, ils ont été abandonnés à eux-mêmes, les prêtres en particulier n’ayant pas la volonté de participer aux réunions de communautés. Les chrétiens se sont retrouvés tout seuls et comme ils ne savaient pas quoi faire, pendant ces réunions, peu à peu, ils en sont venus simplement à réciter le chapelet. Au lieu d’être une famille chrétienne qui prend en charge l’évangélisation de tous, les réunions des communautés sont devenues simplement des réunions de prières. Bien sûr la prière est essentielle à la vie chrétienne, mais elle doit déboucher sur une transformation de la vie, et une action dans le milieu où l’on se trouve.

Relisons l’avertissement de notre pape François dans sa lettre « La joie de l’Evangile » EG n° 95 : « Dans certaines Eglises, on note un soin ostentatoire de la liturgie, de la doctrine ou du prestige de l’Église, mais sans que la réelle insertion de l’Évangile dans le Peuple de Dieu et dans les besoins concrets de l’histoire ne les préoccupe. De cette façon, la vie de l’Église se transforme en une pièce de musée, ou devient la propriété d’un petit nombre…. Elle est privée du sceau du Christ incarné, crucifié et ressuscité, elle se renferme en groupes d’élites, elle ne va pas réellement à la recherche de ceux qui sont loin, ni des immenses multitudes assoiffées du Christ. Il n’y a plus de ferveur évangélique, mais la fausse jouissance d’une autosatisfaction égocentrique ».

2) L’évangélisation

Que devient l’évangélisation dans tout cela ? Les chrétiens aiment dire qu’ils sont des modèles, et qu’ils sont admirés par les musulmans qui les entourent, pour leur sérieux et leur engagement dans le travail, et par rapport à l’argent. Dans la réalité, les choses sont peut-être moins belles et de toutes façons, cela ne conduit pas obligatoirement à une véritable évangélisation. Les chrétiens cherchent davantage à être des exemples qu’à permettre aux non chrétiens de vivre les valeurs de l’évangile. Et beaucoup semblent avoir une politique du tout ou de rien. On est chrétien ou musulman, les jeux sont faits. On ne cherche donc pas à permettre aux musulmans de mieux connaître Jésus Christ, en allant plus loin que ce qu’il en est dit dans le Coran, pour qu’ils vivent dans l’esprit de l’Evangile, même s’ils restent musulmans.

Par rapport à l’évangélisation, il est important de garder la gratuité de nos activités et le respect de la liberté des gens, pour éviter tout prosélytisme, comme Jésus Christ l’a fait lui-même. Et que les conversions ne soient pas causées par le désir de bénéficier des actions humanitaires et caritatives de l’Église. L’évangélisation doit se faire d’une façon désintéressée, dans l’amour de Dieu qui est gratuit et désintéressé (« ce que vous avez reçu gratuitement, donnez-le aussi gratuitement »). Cette question n’est pas nouvelle, elle se pose depuis le début de l’Église, mais il est très important d’y réfléchir dans le cadre de la société sénégalaise actuelle, avec tous les bouleversements qu’elle connaît.

Ce qui ralentit l’évangélisation, c’est d’abord qu’elle est difficile, surtout dans un pays à très grande majorité musulmane, même si les gens sont très tolérants. L’Église catholique a été reconnue et soutenue au temps de la colonisation. Depuis, elle n’a pas pris suffisamment conscience qu’elle est une minorité, et elle n’en a pas tiré les conclusions. Jésus disait : « N’ayez pas peur, petit troupeau » (Luc 12,32). Il disait aussi « Vous êtes le sel de la terre ». Il suffit d’un peu de sel, pour donner du goût à tout le plat. Mais encore faut-il que le sel ne perde pas sa force, sinon on lui marche dessus (Mat 5,13). Et surtout qu’il ne reste pas dans la boîte sur l’étagère, mais qu’il soit vraiment au milieu de la nourriture, présent et agissant. Même si la lumière de l’Église n’est pas sous le boisseau, elle reste encore trop souvent enfermée dans la maison. Elle éclaire ceux qui sont dans la maison, mais elle n’est pas encore ouverte, sur une colline, pour éclairer tous les hommes (Mat 5,14). Et le levain est plus souvent partagé, entre chrétiens, que présent dans la pate humaine de la société (Mat 13,33).

Le deuxième obstacle c’est que les chrétiens sont encore restés à une conception, soit de la religion traditionnelle, soit de l’Islam, plus qu’à une évangélisation dans l’esprit de Vatican II. Dans la religion traditionnelle, dans la mesure où c’est une religion liée à la terre et au culte des ancêtres, on dit facilement : chacun a sa religion. Donc, on n’a pas besoin d’aller chercher les autres, qui habitent ailleurs et ont d’autres ancêtres. Les musulmans, eux, cherchent à convertir les gens à l’islam. Et les chrétiens auraient tendance à faire la même chose : chercher à convertir, conversion étant alors synonyme de baptiser les gens pour les faire entrer dans l’Église, et non pas changer ses idées, son cœur et sa vie. Par conséquent, si les musulmans contactés ne veulent pas être baptisés, on les laisse poursuivre leur religion, sans plus s’occuper d’eux. On se contente de vivre en paix avec eux. Alors que Jésus est venu faire tout à fait autre chose : il est venu offrir le Royaume de Dieu à tous les hommes, pour permettre à tous de vivre les valeurs du Royaume à l’intérieur de leur propre religion, même s’ils n’entrent pas dans l’Église.

Il est sûr que, malgré les limites que j’ai signalées, à travers toutes les activités sociales et autres de l’Église, l’esprit de l’Evangile et la connaissance de Jésus Christ passent certainement. Et qu’un certain nombre de musulmans vivent leur religion et comprennent le Coran, différemment et d’une façon plus spirituelle, grâce à leurs contacts avec les chrétiens. Par exemple, pour ne pas se limiter au jeûne mais chercher une vraie conversion au moment du Ramadan, suite à la façon des chrétiens de vivre le Carême. Et aussi dans la façon de prier, plus personnelle et à partir de la vie, en dépassant la seule récitation de formules. Ou encore à vivre leur foi dans l’amour, et pas seulement garder les 10 commandements d’une façon parfois moralisante ou extérieure. On peut se demander, à l‘inverse, dans quelle mesure la foi des chrétiens est purifiée et grandie par leur vie en commun avec les musulmans. En effet, les musulmans nous appellent à un respect de Dieu plus grand : « Dieu est Dieu, et il n’y a pas d’autre Dieu que Dieu ». Ils prient 5 fois par jour, et nous rappellent l’importance de la prière, et de manifester notre foi en public. Le sérieux avec lequel ils jeûnent pendant le Ramadan nous interroge sur la façon dont nous vivons le Carême. Et beaucoup d’autres choses encore. Mais combien de chrétiens, trop sûrs de leur foi, sont prêts à se laisser interpeler par les musulmans ? Or il ne peut pas y avoir d’évangélisation sans dialogue et accueil de l’autre.

Ce qui diminue le désir d’exercer l’évangélisation, c’est aussi l’influence de la vie moderne avec l’importance de plus en plus grande prise par les médias, qui cherchent à mettre en place non seulement une société laïque, mais une société de non foi, une société où domine l’individualisme, la recherche du plaisir, du pouvoir, de l’argent, de la facilité et du laisser-aller ; une société de stars et d’ »idoles » : footballeurs, artistes et lutteurs, et du succès facile. Cette volonté de profiter de la vie le plus possible et tout de suite, ne facilite pas bien sûr l’engagement dans la vie chrétienne, encore moins dans l’évangélisation. Mais il ne faudrait pas pour autant condamner la société moderne, qui a ses valeurs de libération, de sincérité, de progrès, etc. Et les choses n’étaient certainement pas plus faciles, ni la société meilleure, par exemple en Europe au temps de la Renaissance ou du Moyen Age. D’ailleurs Jésus nous a prévenus, déjà dans l’Evangile, que « si les gens ont été contre moi, ils seront aussi contre vous. Car le serviteur n’est pas au dessus de son Maître » (Mat 10,24)!

Il y a aussi les limites internes à l’Église : La commission pour les relations avec les musulmans cherchent à renaître peu à peu, mais elle est toute petite, et elle n’est pas implantée dans les paroisses. L’Église locale semble plus centrée sur elle-même qu’ouverte à l’extérieur. La catéchèse est plus soucieuse de la connaissance que de l’engagement dans la société. On ne travaille pas suffisamment le lien de la catéchèse avec les CEB (communautés chrétiennes de base), les mouvements, en particulier les mouvements d’action catholique, qui d’ailleurs sont en pleine décadence actuellement et ne sont pas véritablement soutenus. Ceux qui ont le vent en poupe, ce sont les groupes de prière charismatique avec leur richesse, mais aussi leurs limites. Au niveau des jeunes ce qui plaît ce sont les amicales, et ils sont plus intéressées à faire des fêtes (xawaré) et des soirées dansantes, qu’à s’engager dans leur milieu de vie, comme je l’ai expliqué plus haut.

Se pose aussi toute la question de l’inculturation. Car il est clair qu’on ne peut pas avoir d’Evangélisation en profondeur sans inculturation. Comme le dit notre pape François (la joie de l’Evangile n°116) : » Quand une communauté accueille l’annonce du salut, l’Esprit Saint féconde sa culture avec la force transformante de l’Évangile…. Par l’inculturation, l’Église « introduit les peuples avec leurs cultures dans sa propre communauté », parce que « toute culture offre des valeurs et des modèles positifs qui peuvent enrichir la manière dont l’Évangile est annoncé, compris et vécu »….Que l’Église « fasse comprendre et présente la vérité du Christ en s’inspirant des traditions et des cultures de la région » n°118. C’est sûr qu’il reste encore beaucoup à faire dans ce domaine. Le pape ajoute : n° 129 » Dans les pays où le christianisme est minoritaire, en plus d’encourager chaque baptisé à annoncer l’Évangile, les Églises particulières doivent développer activement des formes, au moins initiales, d’inculturation. Ce à quoi on doit tendre, en définitive, c’est que la prédication de l’Évangile, exprimée par des catégories propres à la culture où il est annoncé, provoque une nouvelle synthèse avec cette culture…Si nous laissons les doutes et les peurs étouffer toute audace, il est possible qu’au lieu d’être créatifs, nous restions simplement tranquilles sans provoquer aucune avancée et, dans ce cas, nous ne serons pas participants aux processus historiques par notre coopération, mais nous serons simplement spectateurs d’une stagnation stérile de l’Église ».

Les congrégations missionnaires sont présentes et nombreuses dans l’archidiocèse mais on ne leur permet pas souvent, et d’ailleurs elles-mêmes ne cherchent pas tellement, à vivre leur charisme missionnaire. Pour les religieux prêtres, ce que l’on attend d’eux c’est de tenir des paroisses, mais beaucoup moins de travailler dans la société pour l’évangélisation en tant que telle. Les religieux non prêtres et religieuses, semblent se contenter de faire fonctionner leurs œuvres, comme on l’a toujours fait. Les écoles, centres de santé et centres de formation pourraient être l’occasion d’une évangélisation plus profonde, dans le dialogue, l’accueil et le respect des autres. Toutes ces oeuvres sont comprises comme la mise en pratique de la charité du Christ, ce qui est très important et vrai, mais beaucoup moins comme une véritable évangélisation, dans le sens du dialogue et du partage de la foi, sans prosélytisme. Un simple signe : il y a très peu de sœurs et surtout de frères engagés dans les commissions Justice et Paix et dans les mouvements d’action catholique. Certains, et surtout certaines, sont plus intéressés par les chorales. Beaucoup semblent se limiter à leur vie de communauté et aux œuvres de leur congrégation. Il est difficile de trouver des frères et des sœurs pour accompagner les communautés de quartiers (CEB). Comment s’étonner alors que celles-ci n’aient pas le souci de l’évangélisation de leur quartier ?

Le pape François explique (EG n° 210) : » Il est indispensable de prêter attention aux nouvelles formes de pauvreté et de fragilité dans lesquelles nous sommes appelés à reconnaître le Christ souffrant, même si, en apparence, cela ne nous apporte pas des avantages tangibles et immédiats : les sans-abris, les toxico-dépendants, les réfugiés, les populations indigènes, les personnes âgées toujours plus seules et abandonnées etc. Les migrants me posent un défi particulier parce que je suis Pasteur d’une Église sans frontières qui se sent mère de tous ».

Il faut donc nous demander : quels sont les nouveaux secteurs de la vie moderne qui ont besoin d’être évangélisés. Car le monde a changé. Il y a de nouveaux domaines de manque de foi, comme des nouveaux secteurs de pauvreté et d’injustices, dans lesquels nous devons nous engager. Mais encore faut-il avoir des idées claires. Et chercher une véritable évangélisation, dans le sens du dialogue et du partage de la foi, sans prosélytisme. Il est important de savoir lire les signes des temps, comme nous l’a rappelé le 2° concile du Vatican, à la suite de Jésus Lui-même (Mat 16,3).

Il est absolument nécessaire que les membres des congrégations missionnaires retrouvent leur souffle et le souci de l’évangélisation, et qu’ils reviennent à leur charisme. Même s’ils travaillent en paroisse, que celle-ci soit ouverte à tous, avec le souci des plus pauvres, et qu’ils ne se laissent pas enfermer dans les activités paroissiales. Et qu’ils poussent les chrétiens à s’engager davantage dans la société, en groupe et pas seulement personnellement, comme Jésus a envoyé l’équipe des apôtres dans le monde.

Encore faut-il en prendre les moyens. D’abord un véritable renouvellement spirituel, comme cela se cherche chez les spiritains depuis leur dernier chapitre général. Mais aussi la formation : que les étudiants et étudiantes soient plus intéressés par une formation pastorale missionnaire que par les diplômes, comme l’a rappelé fortement et plusieurs fois le pape François. Et qu’après la formation de base, on ne se contente pas d’envoyer certains se former en philosophie, théologie, liturgie, droit canon…mais aussi dans les sciences humaines : éducation, santé, développement, justice et paix, animation de groupe…Sinon, comment pourront-ils travailler avec les malades du Sida ou d’Ebola, avec les prostitués et les enfants de la rue, avec les émigrés et les marginaux, pour lutter pour les droits humains et aider les pauvres à se prendre en main, et tant d’autres choses.

Rappelons-nous ce que nous dit notre pape François dans sa lettre sur la Joie de l’Evangile : Oui au défi d’une spiritualité missionnaire n°78 : « Aujourd’hui, on peut rencontrer chez beaucoup d’agents pastoraux, y compris des personnes consacrées, une préoccupation exagérée pour les espaces personnels d’autonomie et de détente, qui les conduit à vivre leurs tâches comme un simple appendice de la vie, comme si elles ne faisaient pas partie de leur identité. En même temps, la vie spirituelle se confond avec des moments religieux qui offrent un certain soulagement, mais qui ne nourrissent pas la rencontre avec les autres, l’engagement dans le monde, la passion pour l’évangélisation. Ainsi, on peut trouver chez beaucoup d’agents de l’évangélisation, bien qu’ils prient, une accentuation de l’individualisme, une crise d’identité et une baisse de ferveur. Ce sont trois maux qui se nourrissent l’un l’autre ».

79. Comme conséquence, beaucoup d’agents pastoraux, même s’ils prient, développent une sorte de complexe d’infériorité, qui les conduit à relativiser ou à occulter leur identité chrétienne et leurs convictions. ..Ils finissent par étouffer la joie de la mission par une espèce d’obsession pour être comme tous les autres et pour avoir ce que les autres possèdent. De cette façon, la tâche de l’évangélisation devient forcée et ils lui consacrent peu d’efforts et un temps très limité.

80. Il faut souligner le fait que, même celui qui apparemment dispose de solides convictions doctrinales et spirituelles, tombe souvent dans un style de vie qui porte à s’attacher à des sécurités économiques, ou à des espaces de pouvoir et de gloire humaine qu’il se procure de n’importe quelle manière, au lieu de donner sa vie pour les autres dans la mission. Ne nous laissons pas voler l’enthousiasme missionnaire !

Les possibilités ne manquent pas : Au niveau de l’Etat, nous avons la chance de vivre dans un pays laïc qui soutient une laïcité positive où l’Etat reconnait et soutient chacune des religions. Même s’il nous fait rester très attentifs, face au désir de certains d’islamiser la société, et au danger d’intégrisme de certains mouvements qui pourraient venir de pays voisins. . Mais il y a aussi le danger de certains chrétiens qui sont eux aussi de tendance intégriste. Pour le moment, l’Église catholique est acceptée et même reconnue comme les autres religions dans le pays.

Dans la société civile, nous avons la chance d’avoir un certain nombre d’ONG et autres organisations qui s’engagent pour les droits humains, et donc en particulier la liberté de religion. Nous avons la possibilité de travailler avec elles. Même si beaucoup sont très attirés par la culture païenne moderne proposée par les pays occidentaux, à l’ONU et dans les grandes organisations internationales, qui tendent à diminuer fortement le respect de la vie et le soutien de la famille, sans parler des pressions pour autoriser l’euthanasie, l’avortement, etc…

Nous vivons dans une culture tolérante qui accepte les idées et la liberté des autres, et cela est renforcé dans le sud du pays par le fait que dans les mêmes familles il y a des chrétiens et des musulmans. La culture traditionnelle africaine commune à tous les croyants est ainsi une grande chance pour nous, et une base pour construire la paix, l’acceptation mutuelle et le dialogue, et donc pour permettre une véritable évangélisation.

Une nouvelle étape de l’évangélisation

Il est important de savoir lire les signes des temps, comme nous l’a rappelé le 2° concile du Vatican, à la suite de Jésus Lui-même (Mat 16,3). Lorsque les premiers missionnaires sont arrivés au Sénégal, ils se sont consacrés à implanter l’église locale, ce qui est bien normal. Ils se sont donc consacrés à la catéchèse, l’organisation des paroisses et à ouvrir des séminaires. Mais en même temps, ils ont eu le souci du développement humain, de l’éducation et de lancements de projets dans les différents secteurs de la vie. Ils n’ont donc pas oublié la dimension caritative et humanitaire : mise en place de dispensaires, d’écoles, de centres de formation professionnelle et technique etc. Maintenant, et déjà depuis de nombreuses années, l’Église est en place. Est-ce que les congrégations religieuses en particulier ne devraient pas se tourner plus directement vers une nouvelle évangélisation, d’ailleurs demandée par l’Église ? Et rendre leurs paroisses, comme toutes leurs autres activités beaucoup plus missionnaires. Les paroisses sont en place, le clergé diocésain est nombreux et travaille. Cela bien sûr doit se continuer. Mais ne faudrait-il pas passer en même temps à une deuxième étape : ne pas se li !miter à la paroisse, proposer l’évangile à tous ceux qui peuvent l’accepter, qu’ils soient chrétiens ou non, et voir tous les nouveaux secteurs de la vie moderne qui ont besoin d’être évangélisés. Car le monde a changé. Il y a de nombreux domaines de manque de foi, comme des nouveaux secteurs de pauvreté et d’injustices, dans lesquels nous devons nous engager. Mais encore faut-il avoir des idées claires sur ce qu’il faut faire.

La congrégation pour l’évangélisation des peuples au Vatican organise une plénière du 30 novembre au 2 décembre 2015. Dans la lettre préparatoire du 26/05/2014, je lis l’affirmation suivante : « Le but ultime de l’activité missionnaire est l’évangélisation et la plantatio Ecclesiae au sein des populations où la Parole de Dieu n’a pas été semée et où elle n’a pris racine. En d’autres termes, l’Église, qui est signe et instrument du salut, ne vit que dans le précepte missionnaire du Christ, tant que l’Evangile n’a pas été annoncé “en tout lieu et à toute créature” (Mc 16,15). Dans le même temps, par l’annonce de l’Evangile, nait l’Église et sa plantatio donne forme à la Communauté des croyants ».

Je n‘aime pas beaucoup ce mot « d’implanter ». C’est comme si on amenait un arbre adulte, une Église toute faite (occidentale) dans le pays, que l’on vient planter sans tenir compte de la culture et des réalités locales. Ce qu’il faut c’est « semer » la Parole de Dieu dans un nouveau sol, où elle va grandir peu à peu selon les réalités de la terre locale (s’enraciner et s’inculturer). De même, je pense qu’on ne peut pas se limiter à la seule « plantatio Ecclesiae ».

Il s’agit de proposer l’Evangile à tous les hommes, quelle que soit leur religion. De toutes façons, au Sénégal, l’Église est maintenant implantée. Il reste l’Evangélisation : pas seulement des chrétiens mais de tous les habitants du pays, à l’intérieur même de leurs différentes cultures et religions. Pour la venue du Royaume de Dieu. Et en particulier, permettre à tous les musulmans qui le veulent et qui sont la très grande majorité, mais aussi ceux qui suivent les religions traditionnelles ou ceux qui se disent incroyants, de vivre les valeurs de l’Evangile, même s’ils restent musulmans. Comme le dit d’ailleurs le document Lumen Gentium du concile Vatican II. Dans la limite de ces pages, je me contente de 3 citations. Mais il faudrait lire le document tout entier, et aussi les autres documents du Concile, en particulier Gaudium et Spes (l’Église dans le monde). Sans oublier les documents plus récents du Vatican, mais aussi les déclarations de nos évêques. Simplement une citation de la lettre de François, La joie de l’Evangile n° 20 : »Tout chrétien et toute communauté discernera quel est le chemin que le Seigneur demande, mais nous sommes tous invités à accepter cet appel : sortir de son propre confort et avoir le courage de rejoindre toutes les périphéries qui ont besoin de la lumière de l’Évangile ».

LG 9 : « l’Église est l’instrument de la rédemption de tous les hommes. Elle est le sacrement visible de l’unité qui sauve les hommes ». Un sacrement c’est un signe efficace, mais c’est un signe, et non pas le but final et unique. “L’Église est, dans le Christ, en quelque sorte le sacrement, c’est-à-dire à la fois le signe et le moyen de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain” ( LG 1). L’Église est le signe et le moyen de la venue du Royaume de Dieu sur la terre. Mais elle n’est pas le Royaume en elle-même, ni toute seule.

« L’Église tire son origine de la mission du Fils et du Saint Esprit, selon la volonté de Dieu le Père » (LG 2). La Trinité est don réciproque et total des trois personnes dans l’amour. La mission c’est de faire entrer tous les hommes dans cet amour, et de leur apprendre à se donner à leurs frères, à l’exemple et avec l’aide de la Trinité. Comme le dit LG 48, “Le Christ (…) a constitué son Corps, qui est l’Église, comme le sacrement universel du salut”.

LG 4 : « La mission de l’Église que lui a donné son Seigneur, c’est la formation spirituelle, morale et humaine de tout homme, de toute femme et de tout enfant. Elle participe au bien des peuples, répare les fractures existant entre eux et élève la dignité humaine ». C’est cela l’implantation de l’Église et non pas seulement des évêques et un clergé local, la construction de bâtiments, des prières, des baptêmes et des confirmations. Et au n° 4-1 : Déjà « pour les chrétiens, le peuple de Dieu doit atteindre une maturité dans tous les aspects de la vie humaine : famille, travail, choix de vie, service, éducation etc. »

4-8 : à mon avis la mission de l’Église ce n’est pas seulement « d’enseigner toutes les nations et de prêcher l’évangile à toute créature pour que soit fondée l’Église peuple de Dieu ». C’est aussi et d’abord de permettre à tous les hommes de vivre les valeurs de l’Evangile, même s’ils n’entrent pas dans l’Église, et ne demandent pas le baptême. C’est-à-dire de faire venir le Royaume de Dieu, pas seulement pour les chrétiens et l’Église, mais pour tous les hommes. Pas seulement pour les personnes une par une, mais pour tous les peuples, toutes les sociétés, le monde entier. Et même la création toute entière, comme l’a dit le Christ avant de quitter cette terre (Marc 16,15). Et comme l’explique Paul (Rom 8,19-23).

Comment Jésus annonce-t-il l’évangile ?

Déjà, Zacharie chante à la naissance de son fils Jean Baptiste (Luc 1,70-79) « Et toi, petit enfant, tu marcheras devant le Seigneur pour préparer ses chemins… pour éclairer ceux qui sont dans la nuit et l’ombre de la mort, et pour conduire nos pas sur le chemin de la paix ». A Noël les anges chantent (Luc 2, 10-14) « Je vous annonce une bonne nouvelle qui donnera la joie à tout le peuple… paix sur terre aux hommes que Dieu aime » et Dieu aime tous les hommes. Et c’est bien pour cela qu’Il fait connaître la naissance de son fils, non pas aux chefs religieux d’Israël, mais d’abord à des pauvres, des hommes rejetés et traités de pécheurs, les bergers, (Luc 2). Et ensuite à des savants païens venus de l’est (Matthieu 2, 1-12). Avant de s’enfuir en Egypte, là où Dieu avait déjà délivré son peuple esclave, au temps de Moïse. Et quand Marie et Joseph présentent leur enfant au Temple pour le consacrer à Dieu, Siméon chante « Il est le Salut que Tu as préparé pour tous les peuples, Lumière qui te fera connaître à toutes les nations du monde » (Luc 2, 30-32). Cette idée que Dieu aime et sauve tous les hommes est déjà très présente dans la Première Alliance (Par exemple Isaïe 12,4; 54,2 ; 56,7). Et quand Jésus à Nazareth explique sa mission, Il reprend justement le prophète Isaïe en disant : « L’Esprit de Dieu est sur moi, Il m’a choisi pour apporter la Bonne Nouvelle aux pauvres, annoncer aux prisonniers qu’ils vont être délivrés, que les aveugles vont voir à nouveau, et ceux qui sont écrasés vont être relevés » (Luc 4, 18,21). Par conséquent cela me semble très clair : L’Evangile est pour tous et d’abord pour les pauvres. L’annonce de l’Evangile demande que l’on cherche d’abord à libérer les prisonniers, et les aveugles de toutes sortes : dans leur cœur, mais d’abord dans leurs corps (Luc 4, 18-21).

De même quand Jean Baptiste envoie ses disciples demander à Jésus « Es-tu celui qui doit venir, ou devons-nous en attendre un autre ? » (Luc 7,20-23) » Jésus répond : « Allez dire à Jean ce que vous avez vu et entendu. Les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont rendus purs, les sourds entendent, les morts reviennent à la vie, et la Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres ». Cela nous montre bien que l’évangélisation ce sont des actions (construire le Royaume) et pas seulement des paroles. Comme le dit Jésus : « Voyez ce que je fais ». Quand Jésus annonce l’Evangile, il commence par guérir les malades (Matthieu 15,29). Et Il nourrit la foule (Jean 6, 1) avant d’enseigner le Pain de la vie (Jean 6, 25). Cela nous montre le chemin à suivre pour l’évangélisation. En effet, nos actions sont plus fortes que nos paroles. L’évangélisation c’est une question de témoignage. On peut nous empêcher de parler, mais on ne peut pas nous empêcher de vivre l’Evangile. Comme le dit Jésus : « On vous amènera devant les tribunaux… et ce sera pour eux un témoignage » (Matthieu 10, 18). Tous les hommes ont envie d’être heureux. Si nous sommes heureux en vivant de l’Evangile, ils auront envie de venir avec nous pour rencontrer le Christ. Car l’Evangile est une Bonne Nouvelle.

L’Evangile s’adresse à tout le monde. C’est évident, si on regarde la vie de Jésus. Il traverse sans arrêt les frontières pour aller de l’autre côté du Jourdain (Marc 10, 1), en Samarie (Jean 4,4) ou dans la région de Génésareth (Marc 6, 53). Il guérit les malades et ceux qui sont possédés des esprits mauvais, sans rejeter personne, Il enseigne tout le monde sans distinction, Il aime tous les hommes, Il est accueillant à tous. Mais plus que cela, Il reconnaît l’action de l’Esprit Saint dans le cœur des païens, et Il en rend grâce à Dieu son Père. Il remarque que c’est seulement le lépreux samaritain, qui vient lui dire merci d’être guéri. Il dit de l’officier romain (Mat 8,10) « Je n’ai jamais vu une telle foi en Israël ». Et Il en tire la conclusion « Ils viendront de l’est et de l’ouest, et prendront place à table au repas du Royaume ». Et nous ne pouvons pas oublier que, avant de recevoir le Corps du Christ dans la communion, c’est la prière d’un païen, cet officier, que nous disons : » Seigneur, je ne suis pas digne que tu viennes chez moi, mais dis seulement une parole, et je serai sauvé ». De même, Jésus envoie la Samaritaine, une païenne, une femme de mauvaise vie, pour le faire connaître aux gens de son village, des samaritains, des païens eux aussi (Jean 4,28). Et c’est une femme syrienne qui lui fait comprendre, qu’Il est envoyé par son Père pour tous les hommes : « Même les chiens sous la table mangent les morceaux, que les enfants font tomber » (Marc 7,28).

Jésus dira lui-même : « Quand je serai élevé de terre, j’attirerai tous les hommes à moi » (Jean 12,32). Et avant de monter au ciel il dira à ses disciples « Allez annoncer la Bonne Nouvelle de l’Evangile à toute la création», en leur disant que pour cela ils doivent « chasser les esprits mauvais et parler des langues nouvelles (Marc 18,18). Il ne manque pas de rappeler aux pharisiens ce qu’a fait le prophète Jonas, pour appeler les païens de Ninive à la conversion. Et la reine de Saba qui est venue écouter le Roi Salomon. Et Il dit : « il y a plus ici que Salomon » (Matthieu 11, 20-25)). On pourrait continuer à citer de nombreux autres passages de l’Evangile qui vont dans le même sens.

Paul a consacré toute son énergie à mettre en place des communautés chrétiennes, dans tout l’empire romain. Mais il voulait des communautés ouvertes et missionnaires, qui annoncent l’Evangile à tous. Il s’écrie « Malheur à moi si je n’annonce pas l’Evangile » (pas seulement malheur à moi si je n’implante pas l’Église : 1°Cor 9, 16). Et il affirme : « Dieu ne m’a pas envoyé pour baptiser, mais pour évangéliser » (1° Cor 1,17). Il ajoute : « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés » (1° Ti 2,4).

Le royaume de Dieu

Ce qui manque à mon avis pour une véritable évangélisation, c’est une théologie du Royaume de Dieu. Sans une réflexion profonde sur ce qu’est le Royaume de Dieu, son importance et les conditions de sa venue, on en restera toujours à une conception limitée de l’évangélisation, comme une simple implantation de l’Église. Et on se limitera à ceux qui sont déjà chrétiens, ou qui acceptent de le devenir. Mais alors qu’en sera-t-il de tous les autres hommes ? Le pape François écrit : « Évangéliser c’est rendre présent dans le monde le Royaume de Dieu. » ( EG = Evangelii Gaudium, § 176). Il ajoute n°180 : « Le Royaume nous appelle. En lisant les Écritures, il apparaît du reste clairement que la proposition de l’Évangile ne consiste pas seulement en une relation personnelle avec Dieu. La proposition est le Royaume de Dieu (Luc 4, 43). Il s’agit d’aimer Dieu qui règne dans le monde. Dans la mesure où il réussira à régner parmi nous, la vie sociale sera un espace de fraternité, de justice, de paix, de dignité pour tous. Donc, aussi bien l’annonce que l’expérience chrétienne tendent à provoquer des conséquences sociales. Cherchons son Royaume : « Cherchez d’abord son Royaume et sa justice, et tout le reste vous sera donné en plus » (Mt 6, 33). Le projet de Jésus est d’instaurer le Royaume de son Père ; il demande à ses disciples : « Proclamez que le Royaume des cieux est tout proche » (Mt 10, 7).

Je n’ai pas la place ici de présenter cette théologie du Royaume. Je me contente de quelques citations de l’Evangile, qui concernent plus directement l’évangélisation.

Dans l’Evangile, on parle très souvent de la Bonne Nouvelle du Royaume (Matthieu 4, 23 – Matthieu 9, 35 – Luc 4, 43 etc.). Ce qui montre bien que l’évangélisation est liée à la venue du Royaume. Jésus nous a appris à prier ainsi : « Notre Père… que Ton Règne (ton Royaume) vienne ». Le Royaume c’est vraiment ce qu’il y a de plus important. Comme le dit encore Jésus (Matthieu 6,33) : « Cherchez d’abord le Royaume de Dieu et sa justice, et Dieu vous donnera tout le reste en plus ». Et ces paroles s’adressent à tous les hommes, comme les béatitudes. Pas seulement aux chrétiens. Jésus, le nouveau Moïse, les prononce en haut de la montagne. Le Royaume c’est un trésor, une perle fine (Matthieu 13, 44-45) pour lequel nous sommes prêts à tout laisser.

Le Royaume, c’est d’abord Jésus lui-même. C’est Lui que nous aimons, c’est avec Lui que nous vivons, c’est autour de Lui que nous nous rassemblons. Jésus disait : « Quand deux ou trois sont réunis en mon nom, Je suis au milieu d’eux » (Matthieu 18, 20). Le Royaume, c’est vivre avec Jésus, et comme Lui.

Le Royaume de Dieu n’est pas au ciel, il est sur la terre, comme nous l’a dit Jésus dans la prière du Notre Père « Que Ton Règne vienne, Que Ta Volonté soit faite, sur la terre comme au ciel ». Le Royaume, c’est donc commencer à vivre déjà avec tous sur la terre, comme au ciel. Le Royaume est pour tous, pas seulement pour les chrétiens. Et Dieu y appelle sans cesse de nouvelles personnes, comme le maître a appelé les ouvriers aux différentes heures de la journée (Matthieu 20,1). Le Royaume est pour tout le monde, car Jésus « a racheté pour Dieu, des hommes de toutes tribus, de toutes langues, de tous peuples et de toutes nations » (Apocalypse 5,10). Cela, Dieu le disait déjà, par la bouche d’Isaïe (56,7): »Ma maison s’appellera : maison de prière pour tous les peuples ». Et Jésus explique « Il y a beaucoup de places, dans la maison de mon Père » (Jean 14, 2).

Le Royaume, comme l’Evangile, est d’abord pour les pauvres et pour ceux que l’on fait souffrir à cause de la justice (comparer Matthieu 5, 3 + 10 et Luc 4, 18-21). C’est donc à eux que nous annonçons l’Evangile en premier. Et aussi aux pécheurs, et aux hommes et aux femmes de mauvaise vie. Jésus l’a dit avec force : « Les ramasseurs d’impôts et les prostituées arriveront avant vous, dans le Royaume de Dieu » (Matthieu 21, 31).

Quels sont les signes de ce Royaume, qui nous montrent ce que nous devons faire pour qu’il arrive parmi nous ? En premier, c’est l’Amour. Quand l’enseignant de la loi rappelle le commandement de Moïse « Tu aimeras le Seigneur Ton Dieu de tout ton cœur… tu aimeras ton prochain comme toi-même », Jésus lui dit : « Tu n’es pas loin du Royaume de Dieu » (Matthieu 12, 34). Evangéliser et faire venir le Royaume, c’est pardonner et avoir pitié de nos frères (Matthieu 18, 23). Comme nous le dira Jésus, à la fin du monde « Venez, vous qui êtes les bénis de mon Père. Recevez le Royaume qu’Il a préparé pour vous, depuis le début du monde… car j’ai eu faim, vous m’avez donné à manger. J’ai eu soif, j’étais étranger, nu, malade, en prison… Tout ce que tu as fait au plus petit de mes frères, c’est à Moi que tu l’as fait » (Matthieu 25, 40). Ce n’est donc pas seulement aimer, mais c’est reconnaître dans tout homme un enfant de Dieu, et un frère ou une sœur de Jésus. C’est de cette façon là, que nous pouvons vraiment évangéliser. Et accueillir tous les hommes dans le respect, et sans distinction.

C’est s’engager pour la justice, qui nous fait briller dans le Royaume de Notre Père (Matthieu 13, 43). C’est en même temps être patient. Et supporter le mal qui est dans le monde avec espérance, comme le maître attend le temps de la moisson, pour brûler la mauvaise herbe (Matthieu 13, 24). Le Royaume c’est se faire petit devant Dieu et devant les hommes, comme un enfant (Matthieu 18, 1). Et se faire le serviteur de tous, comme Jésus a lavé les pieds de ses apôtres (Jean 13). L’évangélisation, comme le Royaume, nous demande de laisser le mal. Car le Royaume est comme un filet, qui attrape toutes sortes de poissons, et que les anges viendront trier à la fin du monde (Matthieu 13, 47). Ce n’est donc pas à nous de choisir les gens.

Tout cela nous demande d’agir en vérité car « ce ne sont pas ceux qui disent Seigneur, Seigneur, qui entreront dans le Royaume des cieux. Mais ceux qui font la volonté de mon Père « (Matthieu 7, 21). Et Paul explique : « le Royaume de Dieu ce n’est pas une affaire de paroles, mais de puissance » (1ère aux Corinthiens 4, 20), « ce n’est pas une question de nourriture ou de boisson, mais de justice, de paix et de joie dans l’Esprit Saint » (Romains 14, 17). Face à la situation de notre Église que j’ai décrite au début, le Seigneur nous demande donc d’écouter le Saint Esprit, pour « tirer de notre trésor, de l’ancien et du nouveau ». Et de nous adapter au monde de ce temps (Matthieu 13, 52). De commencer tout petit, comme la graine de moutarde, qui est la plus petite des graines (Matthieu 13, 21). Et ensuite de grandir peu à peu, et d’étendre nos bras pour accueillir nos frères, comme l’arbre étend ses branches pour que les oiseaux viennent se reposer. Et qu’ils puissent ensuite repartir librement poursuivre leur propre chemin (Matthieu 13, 31).

Il s’agit bien de partager la vie des hommes et de nous engager dans la société, comme le levain doit être mélangé à la pâte pour agir, et la faire lever toute entière (Matthieu 13, 33). Jésus a dit à Pierre : « Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église ». Mais Il ajoute « Je te donnerai les clés du Royaume ». Pas seulement les clés de l’Église (Matthieu 16, 19). L’Église doit donc être au service du Royaume. « Un règne sans limite et sans fin, règne de vie et de vérité, règne de grâce et de sainteté, règne de justice, d’amour et de paix » (Préface du Christ Roi).