Pendant le week-end du 1er Novembre 2011, a eu lieu une grande rencontre (forum) des religieux et religieuses de tout le Sénégal, sur le thème « Liberté, vérité et responsabilité pour une mission féconde et épanouissante ». Au cours des interventions, j’ai été amené à prendre la parole. Voici le résumé de mes interventions de chaque jour.
Au
cours de ce premier jour, nous avons surtout insisté sur
notre identité religieuse, notre vie « interne »
avec ses conditions : les trois vœux, la prière,
la vie de communauté. Tout cela est très important.
Mais qu’en est-il de notre présence dans le monde,
comme nous le demande le titre de ce forum : « Pour
une mission féconde et épanouissante » ?
On
a parlé des « nouveaux aéropages de la
mission ». D’abord, il faudrait peut-être
utiliser un vocabulaire plus simple et compréhensible par
tous ! Ensuite, quels sont ces nouveaux secteurs de la
mission ? Que pouvons-nous y faire ?
On a dit aussi :
« Témoigner du Christ dans les milieux
défavorisés ». Sommes-nous vraiment
présents dans ces milieux ? Est-ce que nous partageons
la vie des défavorisés. Est-ce que nos communautés
ne sont pas trop souvent des enclaves d’un certain niveau de
vie supérieur, malgré notre vœu de
pauvreté ?
Savons-nous lire les « signes
des temps » (Mt 16,2-3), pour découvrir les appels
du Seigneur dans le monde d’aujourd’hui, comme nous le
demande le document du Concile dont nous fêtons le 50ème
anniversaire de la convocation : « l’Eglise
dans le monde de ce temps » ?
Nous
avons parlé de nous enraciner dans le Christ. C’est
absolument nécessaire, mais quelle image avons-nous du Christ
et de sa vie ? Quelle compréhension avons-nous de son
Evangile, en particulier des Béatitudes et de sa mission ?
(Voir, par exemple, Luc 4, 14 à 21 ; et Luc 7, 19 à
23).
Pierre nous disait en reprenant le Prophète Isaïe
(65, 17 + 66, 22) : Nous attendons des cieux nouveaux et une
terre nouvelle, où la justice habite (2ème
de Pierre, 3, 13. Voir aussi Apocalypse 21, 1).
Nous
avons dit encore : « Nos écoles et nos
dispensaires marchent bien et les gens nous félicitent ».
C’est vrai, mais est-ce qu’il n’y a pas là
le danger de nous satisfaire et même de tourner en
rond ?
-Pour l’enseignement. Dans nos écoles,
on enseigne bien. Beaucoup d’élèves obtiennent
leur diplôme, mais est-ce que nos écoles sont
accessibles aux pauvres ? Avons-nous aussi le souci des autres
écoles, les écoles publiques officielles mais
également les autres écoles privées laïques
qui souvent ne marchent pas ou cherchent surtout à faire de
l’argent. Déjà, il y a des enseignants chrétiens
dans ces écoles, et aussi des élèves
chrétiens ; que faisons-nous pour les soutenir et pour
les pousser à s’engager avec les autres ? Que
faisons-nous aussi pour tous les enfants qui ne pourront jamais
aller à l’école ? Que sont devenues, par
exemple, nos écoles de brousse et que fait concrètement
le Mouvement des Equipes enseignantes, dans ce sens ? Nous, les
religieux, y sommes-nous présents ?
-Pour la
santé. Nos dispensaires sont propres et nous soignons
bien. Nous arrivons à avoir des médicaments pour les
gens à des prix accessibles, à la suite de nos
nombreux efforts. Nous avons fait des progrès pour dépasser
les simples soins (médecine curative) et travailler au niveau
de l’éducation à la santé, de l’hygiène,
de la prévention et des vaccinations, de la lutte contre la
dénutrition, le SIDA, etc. Mais d’un autre côté,
il nous arrive souvent de partir en congés aux mois de
Juillet et Août, alors que c’est justement le moment où
il y a le plus de malades, et donc où les gens ont le plus
besoin de nous.
Là encore, avons-nous le souci des
dispensaires publics ? Travaillons-nous avec eux ?
Sommes-nous présents dans les organisations de la santé
publique et des ministères ? Nos employés
sont-ils engagés dans les syndicats de la santé ?
Participons-nous aux réflexions gouvernementales et aux
programmes sur la santé ? Ou ne nous contentons-nous pas
trop facilement de bien faire marcher nos propres dispensaires, sans
penser aux autres ? Le levain doit être dans la pâte
(Matthieu 13, 33). Il suffit d’un peu de sel pour
donner du goût à tous les aliments (Matthieu 5, 13).
Nous n’avons donc pas à nous décourager, même
si nous sommes peu nombreux, et même une minorité dans
le pays. Mais encore faut-il que nous ayons gardé la force du
sel, et que nous soyons présents au milieu des aliments et
dans la pâte, et non pas sur l’étagère.
-Nous
avons des Centres de formation féminine, où
nous enseignons bien. Mais est-ce que nous aidons ces femmes et ces
jeunes filles à gagner ensuite leur vie ? Comment nous
sentons-nous concernés par le chômage des jeunes, et
les souffrances et l’exploitation des femmes ? Que
faisons-nous contre cela ?
-Jésus nous dira à
la fin du monde : « J’étais
prisonnier et tu m’as visité ». Que
faisons-nous pour les prisonniers, les réfugiés, les
émigrés de retour et déjà les étrangers
présents parmi nous (les étrangers pauvres, pas
seulement ceux qui sont dans les ONG ou les grandes organisations
internationales) ? Est-ce que nous sommes présents, en
tant que religieux, dans les Commissions Justice et Paix, la
Commission des Relations chrétiens-musulmans, les Mouvements
d’Action Catholique,… ? Ou seulement dans les
chorales et les groupes de catéchèse ? C’est
une bonne chose, mais est-ce que ça suffit ?
Aujourd’hui,
nous avons dit : « Avançons au large, dans la
vérité, la liberté et la responsabilité ».
Il
n’y a pas de liberté sans libération. Comment
d’abord nous laisser libérer nous-mêmes, pour
vivre à plein (Jean 10, 10) ? Le Christ est venu
pour que nous ayons la vie totale. Que faisons-nous pour libérer
nos communautés, nos congrégations et notre Eglise, de
tout ce qui pèse sur elles et qui alourdit leur pas ?
Prenons-nous, chacun d’entre nous, nos responsabilités
pour cela ? Vivons-nous dans la vérité de la vie
religieuse ? (il ne s’agit pas seulement de dire la
vérité, mais de faire la vérité,
comme nous le demande le Christ).
Comment libérer notre société sénégalaise, au milieu de toutes les tensions actuelles et les risques de violences ? Que faisons-nous pour libérer en premier les écrasés, les opprimés, les étrangers et tous les rejetés ? Nous avons parlé de la dimension prophétique de la vie religieuse : en quoi sommes-nous vraiment prophètes actuellement ? Le baptême nous demande d’être « prêtres, prophètes, et rois ». Sommes-nous des « rois » ? C’est-à-dire cherchons-nous à organiser la société actuelle, pour y faire grandir le Royaume de Dieu ? Comment retrouver le prophétisme de la vie religieuse ? Comment également éduquer à la non violence active selon l’Evangile ? N’est-ce pas cela l’une de nos premières responsabilités ? Nous avons parlé de la prière, mais la prière est aussi contemplation, pour savoir lire les signes des temps, et pour découvrir que faire pour libérer les pauvres, les prisonniers et les aveugles de toutes , et tous les petits de la société (Luc 4, 14 à 21). Ce sont ces petits qui doivent être nos préférés et nos favorisés.
Nous avons dit qu’il s’agit pour nous de vivre avec le Christ. Jésus disait à ses apôtres : « Qui vous accueille, m’accueille » (Mat 10,40). Et aussi : »Celui qui accueille un enfant en mon nom, c’est moi qu’il accueille » (Luc 9,48). C’est dans les homes et les femmes qui nous entourent, et d’abord dans les petits de notre société, que nous pouvons rencontrer le Christ chaque jour. Pour cela, il est essentiel que nous gardions l’espérance. Mais n’avons-nous pas un regard trop négatif sur notre société ? Il est essentiel de voir le positif, les bonnes choses que font les gens. Il s’agit de nous laisser interpeler par le monde, et pas seulement par notre propre conscience.
Et aussi de changer nos façons de faire, pour commencer des activités nouvelles et des nouvelles façons de vivre notre vie religieuse et nos engagements. Jésus disait : « le sage dans le Royaume de Dieu, c’est celui qui tire de son trésor du neuf et de l’ancien » (Mat 13,52). Est-ce que nous savons faire du neuf ? Est-ce que nous essayons même de le faire ? Ou est-ce que nous ne nous contentons pas de faire marcher nos œuvres comme nous l’avons toujours fait, pour « faire tourner la boutique » ?
Ce matin, nous avons eu un exposé sur les philosophes d’autrefois, les Sophistes, Aristote et Platon, et aussi Nietzche… Mais que faisons-nous de la sagesse africaine traditionnelle ? Dans les contes, les proverbes et les traditions, il y a une vraie sagesse que nous ont laissée les anciens. Est-ce que nous ne l’avons pas perdue ? Est-ce que nous l’utilisons ?
Et
que faisons-nous de la sagesse populaire, et du bon sens des
petits, des enfants et des pauvres de la société.
Ainsi, j’ai travaillé pendant longtemps à St
Louis avec des jeunes de la JOC. Ils étaient analphabètes :
ils ne parlaient pas français, ils ne savaient ni lire, ni
écrire. Et pourtant ils montraient une vraie sagesse, et une
vraie connaissance de Dieu dans leurs révisions de vie. A
travers le Mouvement de la JOC, ils ont pu acquérir une
véritable expérience, non seulement avoir un travail
qu’ils connaissent bien, mais s’engager dans la société,
par exemple dans les syndicats et les différentes
associations, être capables de parler en public et de prendre
leurs responsabilités.
Il faudrait aussi parler de la
sagesse de tous ceux qui souffrent, des handicapés,
des malades, de tous ceux qui à travers leurs souffrances
trouvent un nouveau sens à leur vie. Nous en avons besoin.
Aujourd’hui, nous avons parlé de « repartir du Christ ». Le Christ a prié, il a vécu en communauté avec ses apôtres, il a annoncé l’Evangile pas seulement en paroles, mais en actes, il a guéri les malades et chassé les démons. Mais le Christ, c’est aussi celui qui a défendu tous ceux qui étaient traités injustement : les pauvres, les petits, les étrangers, les écrasés ; il les défend et il les fait grandir. De même que les femmes et les enfants : Il défend la femme adultère, et aussi la prostituée devant Simon, le pharisien. Il dit : laissez venir à moi les petits enfants. Il a su encourager et louer le 10ème lépreux samaritain, le seul venu lui dire merci. Et il donne en exemple un autre païen, le bon samaritain. Repartir du Christ, cela veut donc dire aussi, pour nous : être les défenseurs des pauvres et de tous ceux qui sont rejetés et méprisés.
Le Concile Vatican 2, dans le document « l’Eglise dans le monde de ce temps », reprend la méthode de l’Action catholique : « voir – réfléchir – agir ». Sommes-nous capables, pour repartir du Christ, de voir la vie de nos frères, et d’y réfléchir à la lumière de la Parole de Dieu, pour agir comme le Christ et avec Lui ? Déjà nous enseignons le catéchisme, nous avons des prières en communauté. Mais est-ce que nous partageons l’Evangile entre nous, pour faire grandir notre foi et mieux connaître le Christ, en nous enrichissant les uns les autres ? Il s’agit pour nous d’arriver à des actions transformatrices, dans nos communautés, mais aussi avec tous dans la société. Déjà, est-ce que nous comprenons la langue des gens ? Pas seulement le wolof, mais aussi la façon dont ils parlent le français et ce qu’ils veulent dire (leur culture, la culture populaire). Nous ne pouvons pas annoncer Jésus-Christ aux hommes si nous ne parlons pas la langue des hommes. Mais trop souvent nous utilisons un langage religieux que les gens, en particulier les musulmans, ne comprennent pas, et ne peuvent pas comprendre.
Nous avons dit : il faut repartir du Christ. Cela suppose de connaître le Christ, mais cela suppose aussi de partir, c’est-à-dire d’avancer. Est-ce que trop souvent nous ne restons pas à tourner autour du Christ, au lieu de repartir de lui, pour aller vers nos frères et dans le monde ? Aujourd’hui, Jésus nous dit, comme à Simon (Luc 5,4) : »Va au large »