Armel DUTEIL
Mission Catholique de MONGO
Décembre 1996
BP 2016
CONAKRY (Guinée)
Chers Amis,
Je ne voudrais pas vous laisser trop longtemps sans nouvelles, c'est pourquoi, bien que je sois à MONGO que depuis un mois , je vous donne tout de suite signe de vie et veux vous rassurer sur mon compte , en même temps que cela me fait plaisir de partager avec vous ma vie, mes questions et mes soucis car je sais que vous y êtes tous très attentifs.
Je suis arrivé comme prévu fin Octobre dans ce pays qui, après une longue dictature militaire, essaie de se redresser et de tracer un chemin vers la démocratie et aussi le développement, car l'un ne peut pas aller sans l'autre. Un Premier Ministre a été nommé qui cherche vraiment à lutter contre la corruption et le manque de conscience professionnelle à tous les niveaux, fruits de ces longues années d'idéologie de Sékou Touré et aussi de celles qui ont suivi. Ce n'est jamais facile de relever un pays qui a été mis en bas.
Si vous cherchez MONGO sur la carte, vous ne trouverez sans doute pas ; si vous avez une carte un peu détaillée, nous travaillons dans la petite avancée de la Guinée, au sud, qui se trouve juste là où les frontières du Libéria et de la Sierra Léone se rencontrent. C'est ce qu'on appelle la Guinée forestière, donc une région où il pleut beaucoup, ce qui fait que les déplacements sur des routes en terre sont souvent très difficiles. Je retrouve des conditions de travail assez semblables à celles que j'ai connues autrefois lorsque j'étais au Congo. Cela me rajeunit d'un certain nombre d'années ! Quant à la forêt, il faut dire qu'elle tend à disparaître surtout depuis l'arrivée massive des réfugiés qui ont coupé beaucoup d'arbres pour la cuisine et pour cultiver ; cela devient très sérieux. Il est trop tôt pour vous dire des choses définitives par rapport à mon travail. Pour le moment, avec Christopher, un jeune prêtre nigérian venu avec moi, nous cherchons surtout à regarder et à écouter pour comprendre et accueillir les gens avec tous leurs problèmes et découvrir tout ce qu'ils ont vécu, tout ce qu'ils ont fait de bien, tant au niveau des Guinéens qu'au niveau des réfugiés. En effet, les chrétiens ont tenu pendant trente ans , sans prêtre et malgré la persécution. Pour les réfugiés, ils ont gardé la foi et l'espérance malgré toutes les souffrances qu'ils ont dû endurer. Autant vous dire qu'il n'est pas question pour nous de rejeter tout cela, ni de le mettre entre parenthèses, encore moins de revenir en arrière. Au contraire, nous avons là toute une expérience de responsabilités des laïcs et de vie ensemble qu'il nous semble absolument nécessaire de maintenir et même de développer car, bien sûr, il faut quand même aller en avant. Mais ce sont en même temps trente ans durant lesquels les choses ont été bloquées ; c'est dire qu'il y a un besoin énorme de formation car aussi bien le pays que l'Eglise ont été très isolés et n'ont pas pu suivre ce qui se passait. Cette nécessité d'une formation profonde à la base correspond d'ailleurs à un désir très fort chez les Guinéens aussi bien que chez les réfugiés. Ce travail de formation m'intéresse évidemment beaucoup.
Fin novembre, j'ai participé à une rencontre diocésaine sur le thème : "Comment notre Eglise peut-elle se prendre en charge, même au point de vue financier (autosuffisance)". Ce n'est pas évident dans un pays qui a certaines possibilités économiques mais qui a été cassé par des années d'idéologie, d'oppression, de détournements et d'exploitation. Malgré tout, les chrétiens Guinéens prennent en charge leur Eglise et font vivre leurs communautés et leurs responsables par un travail communautaire. Cela fait plaisir à voir, surtout quand on a vécu dans d'autres pays et d'autres Eglises qui comptaient presqu'entièrement sur les fonds venus de l'extérieur, avec tout ce que cela comporte de dépendance et de mentalités d'assistés.
Pour les réfugiés, il est aussi très difficile d'en parler en quelques lignes. Ils sont arrivés aussi bien du LIBERIA que de SIERRA LEONE, chassés par la guerre civile depuis 1991. C'est dire qu'ils sont connus, recensés, établis dans des camps, avec maintenant des maisons en dur (construites par eux-mêmes, souvent par des femmes seules : des veuves), des latrines (ce qui est très important pour lutter contre le choléra et le péril fécal) et des écoles. En effet, parmi les réfugiés, il se trouve un nombre important d'enseignants et ils sont pris en charge par une organisation internationale pour faire la classe. Il faut reconnaître qu'ils sont payés très peu cher, si bien qu'à notre arrivée ils étaient en grève, grève qui n'a pas n'a pas abouti d'ailleurs. Il est bien évident que pendant qu'ils enseignent ils ne peuvent pas aller cultiver les champs ; il est donc normal de leur donner quelque chose, de les prendre en charge. Certains Sierra Léonais ont cherché à retourner chez eux l'année dernière lorsqu'il y a eu des pourparlers de paix. Mais généralement cela ne s'est pas très bien passé. Même si la guerre civile était arrêtée, il y avait toujours des rebelles, pillards et drogués qui sévissaient dans le pays et un certain nombre de réfugiés ont aussi été tués à leur retour au pays. D'autres n'ont pas été très bien accueillis par les populations restées sur place qui leur disaient : "Vous êtes partis quand cela allait mal, et maintenant vous revenez". Si bien que beaucoup de ces réfugiés sont revenus en Guinée encore plus traumatisés qu'avant.
Donc même si les réfugiés sont installés dans des camps où il y a d'abord promiscuité et surpopulation, cela ne veut pas dire que tous les problèmes sont résolus pour autant. La première chose qui me frappe, ce sont tous les traumatismes causés par la guerre et en même temps le désir très fort, aussi bien des Sierra Léonais que des Libériens, de retourner au pays. Leur question est sans cesse : "quand cette guerre va-t-elle se terminer ? Quand pourrons-nous retourner chez nous, revoir nos parents qui n'ont pas de nouvelles ?". Bien sûr depuis la Guinée nous ne pouvons pas agir directement sur les causes de la guerre, mais il me semble très important de travailler avec les réfugiés à tout ce qui concerne la justice et la paix et d'avoir en particulier une éducation à la paix et à la réconciliation dans les camps eux-mêmes pour préparer le retour au pays. Il y a déjà des programmes d'éducation qui existent contre l'alcoolisme et la drogue qui me semblent très importants, car il est bien connu qu'en cas de guerre civile souvent les gens qui tuent ce sont les jeunes, souvent drogués et saoulés. Des programmes contre le SIDA et pour la planification familiale sont également mis en place, mais ils ne semblent pas avoir beaucoup de succès jusqu'à maintenant, sans doute parce qu'on se contente d'amener des moyens (distribution de contraceptifs) mais sans chercher une véritable conscientisation par une réflexion sur les causes et les conséquences et une responsabilisation des personnes, en partant de leur vie, de leurs vrais problèmes et de leur culture. Pourtant cela me semble très important car le SIDA se développe et la région est maintenant surpeuplée. Il n'y a plus de terre à cultiver et celles qui le sont s'épuisent de plus en plus.
Le besoin le plus important me paraît être un besoin de formation, spécialement au niveau des jeunes et des femmes. Nous avons déjà commencé à réfléchir au problème et la réponse est assez positive. Déjà la guerre a permis une véritable libération de la femme. Il y a des femmes qui sont maintenant chef de famille car le père est mort ; dans les camps, certaines femmes ont construit elles-mêmes leur maison et dirigent leur plantation. Elles s'occupent seules de leurs enfants. Il y a aussi un centre pour les femmes réfugiées où elles apprennent un certain nombre de métiers qui, autrefois, étaient réservés exclusivement aux hommes : maçonnerie, plomberie, tissage, vannerie, etc.. (pour leur permettre de vivre et faire vivre la famille) et pas seulement la couture, la broderie ! Je voudrais peu à peu arriver à connaître les forces vives de ces réfugiés et tout ce qui se fait dans le milieu, de manière à pouvoir orienter les gens vers ces associations et organisations diverses et les soutenir dans tout ce travail de libération. Je voudrais aussi que les jeunes filles puissent profiter d'une certaine formation et ensuite la mettre au service des autres femmes. D'abord l'alphabétisation parce que cela me semble être la base, mais aussi une formation pour améliorer les techniques agricoles, la qualité des semences, la possibilité d'avoir des engrais et du compost. Il semble qu'il y ait des agents agronomes suffisamment formés dans la région, qui sont au chômage parce que le Gouvernement guinéen ne peut pas les prendre en charge ; encore faut-il les repérer et qu'ils acceptent de se mettre au service de leurs frères, en particulier des réfugiés, bénévolement.... ce qui bien sûr n'est pas évident quand on a soi-même une famille à nourrir et que l'on se trouve au milieu de problèmes graves et urgents. Un autre besoin que je sens du côté des femmes, c'est une éducation et ensuite des moyens pour tout ce qui concerne l'hygiène de la grossesse, les soins au bébé, le sevrage, les vaccinations, etc. ce qui nous amène aux problèmes de santé. D'abord, assurer une véritable éducation sanitaire et un travail de prévention, bien sûr. C'est un travail de longue haleine... qui devrait être possible, mais il y a des besoins urgents déjà en médicaments. Dans les camps de réfugiés, on peut trouver des agents de santé qui accepteraient de soigner et de faire ce travail d'éducation sanitaire et de prévention, mais il faudrait trouver le moyen d'avoir des médicaments et de les faire venir jusqu'en Guinée. Au point de vue économique, il y aurait énormément de projets productifs à lancer. Dans ce cadre, nous aurions besoins de matériels de couture et tricotage : aiguilles à coudre et à tricoter, ciseaux, fils, laine, etc... bref, tout le petit matériel de couture. De même que des machines à coudre, manuelle ou à pédale (surtout pas électrique). Et toutes sortes d'outils nécessaires pour les travaux de mécanique ou de menuiserie. En effet, plutôt que de faire des distributions de nourriture et de vivres aux réfugiés, il vaudrait mieux leur donner le moyen de travailler. Cela, c'est pour la théorie, dans la pratique c'est beaucoup plus compliqué. Il faut trouver des terres libres et que les propriétaires acceptent de prêter gratuitement ces terres, ce qui déjà n'est pas évident, dans la mesure où en les prêtant à des Guinéens, ils peuvent les louer ou demander une partie de la récolte. Ensuite, il faut trouver des projets rentables qui puissent être pris en charge par des réfugiés étrangers au pays et donc ayant davantage de problèmes, par exemple pour les débouchés. Avec l'aide du H.C.R., un certain nombre de femmes se sont lancées dans la fabrication de savon artisanal à partir d'huile de palme ; la commercialisation sera assurée par un entrepreneur guinéen de KANKAN. Mais il reste à trouver des gens motivés prêts à travailler, et à trouver le minimum de moyens pour qu'ils puissent le faire. Il faudra ensuite les suivre et les soutenir, leur donner la formation nécessaire, etc.. Je pense que c'est là que nous avons à intervenir, -même si nous ne sommes pas des spécialistes, des techniciens-, plus pour rassembler les gens et les aider à s'organiser et ensuite les motiver et les suivre dans leur action, et je pense que cela fait partie essentiellement de notre travail d'évangélisation.
Pour toutes ces actions : promotion de la femme, éducation sanitaire, développement agricole, suivi de projets, mais également par exemple animation des jeunes, il faudra peut-être penser à faire appel à des coopérants volontaires qui pourraient entrer dans notre optique de travail et ainsi nous donner un coup de main très appréciable. Pour le moment, je cherche à mieux voir les potentialités du milieu lui-même et je préfère donc attendre pour partir des réalités locales et des initiatives aussi bien des Guinéens que des réfugiés eux-mêmes.
Deuxième groupe qui me préoccupe beaucoup, ce sont bien sûr les jeunes qui sont très nombreux et qui le seront de plus en plus vu le nombre très important des naissances (ce qui s'explique très facilement étant donné la promiscuité et le peu d'autres possibilités d'expression culturelle, de fécondité spirituelle et autre moyen de faire grandir la vie. Quand on ne peut pas faire grandir la vie et s'exprimer autrement, on fait des enfants ; cela est bien connu). Quelle formation donner à ces jeunes, quel travail leur offrir, quelle animation leur proposer ? Un certain nombre se sont lancés dans des petits ateliers, mais là aussi il faudrait développer la formation et chercher des débouchés à long terme. D'autres se sont organisés et ont lancé des choses intéressantes au point de vue culturel (chants, danses, théâtre) et ceci me semble très important, encore plus pour des réfugiés et des gens qui vivent dans le besoin que pour des gens qui vivent à l'aise. Ils organisent eux-mêmes des rencontres entre jeunes (sports, etc.) mais pour aller plus loin, je sens l'importance de lancer des mouvements de jeunes, en particulier des mouvements d'Action Catholique qui les aideraient à voir leurs vrais problèmes et à chercher des solutions par eux-mêmes, aussi bien pour les enfants (CV-AV (ACE) et la JAC (MRJC), le scoutisme et aussi bien sûr des groupes de réflexion au niveau des adultes. Pour lutter contre l'ennui et la délinquance ou la tentation de l'alcoolisme et permettre aux jeunes de se retrouver et de s'organiser, l'une des choses les plus simples qu'il est possible de faire tout de suite, ça serait d'organiser des études de sports (football, basket ball, volley ball, etc..). Il suffirait d'avoir des ballons, mais bien sûr cela dépasse les possibilités financières des Guinéens et surtout des réfugiés. Si l'un ou l'autre d'entre vous pouvait me récupérer et nous envoyer de ces ballons, même usagés, cela nous rendrait un très grand service. En effet un ballon ne pèse pas lourd et on peut l'envoyer par colis postal, sans problème.
Voici, pour compléter, quelques notes que j'ai eu l'occasion d'envoyer à quelques amis et que je partage avec vous maintenant.
"Un problème sur lequel je pourrais revenir plus en détail si cela t'intéresse : je suis allé voir le HCR, suite à la peur des réfugiés ayant appris qu'il allait arrêter la distribution de vivres. Le responsable du HCR m'a dit en gros ceci : Seuls les Etats Unis fournissent la nourriture aux réfugiés du Libéria et du Sierra Léone en Guinée, par l'intermédiaire du PAM, la Communauté Européenne ne s'est pas engagée, pour des raisons politiques semble-t-il, une certaine opposition aux organisations de l'ONU et une réaction contre les Etats-Unis. "Vous nous avez imposé le GATT et la mise en jachère de nos terres, maintenant les réserves de nourriture chutent, alors débrouillez-vous !". En fait les réfugiés ne reçoivent même pas 8 kg par mois, par famille, et surtout en matière de soudure. Les Etats-Unis prennent prétexte de quelques (rares) cas de détournement pour arrêter les dons de nourriture, en disant que les réfugiés doivent produire leur nourriture. C'est exact, c'est le principe du HCR, mais ce n'est pas si simple. Cultiver du riz irrigué en bas fond inondé demande des aménagements et donc du temps. Comment vont-ils vivre pendant ce temps-là ? La solution la plus simple est de faire du riz sec, mais il faut déboiser et le déboisement est déjà énorme.
La population guinéenne a très bien accueilli ces réfugiés mais il y a surpopulation et les terres s'épuisent. Les meilleurs terrains étant déjà occupés et maintenant les propriétaires guinéens demandent de l'argent aux réfugiés pour leur laisser cultiver leurs terres, argent que les réfugiés n'ont pas. Ne serait-il pas possible d'intervenir auprès de l'Union Européenne pour qu'elle apporte se contribution à ces bons de nourriture complémentaire, surtout en période de soudure ? Quitte à ce que ces dons transitent par une ONG européenne au lieu de passer par le PAM, à condition bien sûr qu'il y ait coordination pour que les plus débrouillards n'en profitent pas deux fois et les plus démunis n'aient rien. 5 à 10.000 tonnes suffiraient pour la période de soudure. Ce n'est vraiment pas beaucoup !
NOTE SUR L'EDUCATION A LA PAIX.
Je viens juste de commencer à travailler dans le sud Guinée dans les camps de réfugiés de Sierra Léone et Libéria, installés depuis 1991. Il y a beaucoup à faire comme aide, soutien, mise en place de projets. Pour cela, nous allons travailler avec le HCR et autres ONG. Il y a une autre question que je me pose et sur laquelle j'aurais besoin de vos idées et de matériel d'animation. C'est celui de l'éducation à la paix et du pardon et de la réconciliation. Je précise que ce sont des réfugiés et non pas des anciens rebelles. Ce ne sont pas des gens qui ont tué, pillé..., mais qui l'ont subi, et qui ont souffert. Leur question est : "Quand pourrons-nous rentrer aux pays et revoir nos parents, s'ils vivent encore ? Comment faire finir cette guerre ? Serons-nous capables de pardonner et de nous réconcilier entre nous ?
Je voudrais faire quelque chose dans ce sens et je ne sais pas quoi faire, ni comment. Aurais-tu des moyens, des idées ou des documents ou des expériences sur ce point ? Merci pour cela."
Un autre de mes soucis c'est d'intensifier les relations entre Guinéens et réfugiés. C'est pour cela qu'il était absolument nécessaire que Christopher et moi nous parlions les deux langues. Vous savez déjà que je suis venu avec un confrère Nigérian et que nous espérons recevoir deux autres confrères africains anglophones l'année prochaine car le travail ne manque pas, mais il faudrait apprendre les langues des réfugiés eux-mêmes car très peu comprennent l'allemand et l'anglais et il faut travailler par interprète. Souvent trois langues dans la même réunion, ce qui n'est pas vraiment facile. Ce que je veux dire tout de suite et tous les réfugiés le reconnaissent spontanément, c'est qu'ils ont été vraiment très bien accueillis par les populations guinéennes ; mais avec ces 300.000 réfugiés supplémentaires dans le secteur, il y a surpopulation et les terres à cultiver ne suffisent plus. D'où ce grand problème de la faim qui existe chez les réfugiés. N'étant pas de la même ethnie, ne parlant pas la même langue, les communications ne sont pas faciles. De plus, les réfugiés sont soumis à des brimades par le poste de la police et les militaires ; ils ne font pas toujours la distinction entre les rebelles et les vrais réfugiés (ce n'est d'ailleurs pas toujours facile). Ces derniers n'ont souvent pas de carte d'identité, car la carte d'identité il faut la payer et les réfugiés n'ont pas d'argent pour cela. Même s'ils peuvent aller se faire soigner au dispensaire, il n'y a déjà pas assez de médicaments pour les populations guinéennes, donc encore moins pour les réfugiés, et ceux-ci se plaignent d'être moins bien accueillis et moins bien soignés que les habitants du pays et ils se sentent encore plus rejetés. Face à tout cela, je pense que l'un des rôles des communautés chrétiennes, c'est justement de pouvoir rassembler, ensemble, réfugiés et Guinéens à partir de leur foi commune, de les pousser à réfléchir et à agir ensemble contre toutes les formes d'injustice et de brimades. Lors de chacun de nos passages dans les villages et dans les camps de réfugiés, en plus de l'Eucharistie, nous avons une longue réunion de deux ou trois heures où nous essayons de réfléchir à tous ces problèmes afin de voir comment les populations guinéennes qui sont chez elles pourraient intervenir auprès des autres Guinéens et des pouvoirs publics pour résoudre ces difficultés. Tout cela nous permet de recueillir les propositions des uns et des autres et nous leur avons demandé de continuer à réfléchir ensemble après notre départ. J'espère qu'il va en sortir quelque chose de positif et même de très intéressant.
Du point de vue des communautés chrétiennes de Guinée, à notre arrivée nous avons trouvé des communautés vivantes et déjà organisées et c'est bien sûr dans ce sens-là que nous allons continuer à travailler. Je retrouve d'ailleurs là les premières orientations que j'avais lorsque j'ai commencé à travailler au Congo. Pour le moment, nous nous sommes donnés cinq orientations essentielles dans les communautés chrétiennes :
La prière, pas seulement à l'église, mais dans les quartiers, les camps et les villages, dans toutes les circonstances de la vie : naissance, maladie, mort, mais aussi lorsqu'on commence un travail de développement ou même lorsque l'on défriche un champ ou que l'on récolte.
L'évangélisation et l'inculturation. Evangélisation non pas dans le sens du prosélytisme, mais dans celui de permettre à ceux qui sont intéressés, de vivre dans l'esprit de l'Evangile et cela qu'ils soient chrétiens ou non... dans la ligne de ce que j'ai cherché à vivre pendant 17 ans à St Louis, en milieu musulman. Ici aussi je retrouve de très nombreux musulmans et j'ai déjà commencé à nouer des contacts avec eux. Ce qui est nouveau pour moi, c'est le grand nombre d'églises protestantes mais aussi de sectes qui s'implantent dans les camps de réfugiés et les villages de Guinée. Certaines n'hésitant pas à distribuer de l'argent à tour de bras pour se faire des adeptes ; d'autres attirant du monde par une certaine surenchère : admission des polygames sans aucun préalable ni condition (sans se rendre compte que la polygamie exploite la femme), baptême dès la première demande sans aucun souci de formation ni de conversion et sans aucune exigence de vie chrétienne, etc... La solution n'est sûrement pas de condamner ni de s'opposer. Il me semble donc très important que les communautés catholiques apportent à tous ces différents groupes religieux ce qu'ils ont à partager, mais aussi qu' ils sachent en tirer le positif, car il y a là toute une vie qui foisonne. En même temps, il me semble important que l'évangélisation aille de pair avec l'inculturation, c'est à dire que l'on cherche peu à peu à trouver une manière de vivre l'évangile et la foi dans la culture guinéenne, et non pas d'une manière importée. Ce sera un très long chemin à parcourir. C'est aux Guinéens eux-mêmes à trouver les solutions et nous avons commencé à réfléchir avec un certain nombre de sages et d'anciens pour les mobiliser et entreprendre une recherche sur leur propre culture.
La troisième ligne d'action que nous proposons aux communautés, c'est de travailler : un travail pour la communauté, comme je le disais plus haut, mais aussi pour les personnes dans le besoin (vieillards, veuves, nécessiteux, malades, pauvres, etc.) et aussi des travaux d'intérêt collectif, comme entretenir les routes, construire des latrines, ou des écoles, ou des dispensaires, creuser des puits, etc. Là aussi nous souhaitons que la communauté chrétienne soit un peu le moteur d'une prise en charge de la population par elle-même pour un véritable développement.
Quatrième ligne d'action, nous voudrions également que ces communautés soient de vraies communautés où chacun se sent accueilli et soutenu, où on partage les joies et les peines, où l'on parle simplement de la vie de chaque jour pour y voir plus clair, où l'on puisse se conseiller et s'enrichir mutuellement, où les étrangers et les nouveaux venus se sentent accueillis, où l'on réfléchisse à la vie du village et à l'inculturation, au soutien des malades et des personnes âgées et handicapées, etc.
La catéchèse prise en charge par la communauté tout entière, avec une responsabilisation plus grande des parents, mais aussi des parrains et marraines, donc une communauté qui soit capable de soutenir les catéchistes et de travailler pour eux, car les catéchistes sont bénévoles et nous n'avons pas les moyens de les prendre en charge, malgré tout leur dévouement et même si certains sont responsables de plusieurs camps ou villages et même de tout un secteur. C'est pour cela qu'il me semble essentiel que la communauté s'engage autour d'eux et également pour éviter qu'ils deviennent des "petits curés" encore plus cléricaux que les prêtres.
Avec les réfugiés chrétiens, nous avons travaillé dans la même ligne, mais en cherchant à les responsabiliser encore plus et à les préparer à un retour au pays (hypothétique pour le moment malheureusement). En effet, quand ils rentreront en Sierra Léone ou au Libéria, tout sera cassé. Il leur faudra reconstruire le pays au point de vue matériel et développement, mais aussi bâtir la réconciliation et la paix. Au plan de l'Eglise, toutes les paroisses et oeuvres diverses (écoles, dispensaires, centres de formation professionnelle, etc.) ont été détruites. Ils n'auront presque plus de prêtres ; d'où l'importance de mettre en place des petites communautés chrétiennes de base, animées par les laïcs qui pourront se continuer au moment du retour au pays. Le défi pour nous c'est donc de mener deux pastorales de front : l'une avec les Guinéens, l'autre avec les réfugiés, et de pouvoir coordonner les deux, en créant des liens, sans que l'une des communautés ne prenne le dessus sur l'autre, mais au contraire qu'il y ait un enrichissement réciproque. Ca n'est pas facile, mais c'est finalement très enrichissant à vivre.
Bien sûr ce sont plus des questions que je partage avec vous aujourd'hui et nous ne sommes qu'au début de nos recherches ; ce sera aux chrétiens réfugiés et Guinéens eux-mêmes, et aux populations, de décider de ce qu'ils feront de leurs communautés et de leurs villages. Mais la réflexion est lancée, et personnellement je suis plein d'espoir.
L'une de mes souffrances c'est de ne pas pouvoir agir suffisamment, mais aussi de ne pas pouvoir comprendre tout ce qui se dit, car malgré tous mes efforts je ne suis pas encore capable de parler la langue de la région (le kissi) et encore moins les langues des réfugiés. C'est une étape difficile à vivre, surtout quand on a eu l'habitude de s'exprimer avec les populations locales dans leurs propres langues. Il me faut repartir à zéro, c'est un peu comme une nouvelle naissance ; je me retrouve à l'état d'enfant, balbutiant et incapable de parler et de partager ce que je sens. Il faudra un long apprentissage pou cela, c'est dur à accepter, mais je crois que cela permet de se mettre à l'école des gens, d'apprendre et d'accueillir et de ne pas se croire trop rapidement nécessaire. C'est donc finalement très décapant et important.
A part cela, pour le moment ma santé est bonne, malgré une crise de paludisme deux semaines après mon arrivée, mais cela est normal. Sinon, tout va bien. Pour l'avenir, quand nous serons suffisamment acceptés et insérés dans le milieu, que les liens seront tissés, qu'il y aura donc la confiance, il faudra essayer de créer des groupes de réflexions par rapport à la situation du pays : les écoles, le développement, la santé, le comportement des fonctionnaires et des pouvoirs publics, etc.. Avec tout ce que cela suppose de formation, de conscience professionnelle et d'engagement contre la corruption et le favoritisme. Je pense que mon expérience passée des mouvements d'action catholique m'aidera dans ce sens, mais il n'est pas question de brûler les étapes ; il y a des choses sur lesquelles nous ne pouvons intervenir ni parler pour le moment, évidemment.
Comme vous le voyez, les besoins sont énormes. Par le passé un certain nombre d'entre vous m'ont déjà beaucoup aidé. Merci à ceux qui pourront continuer à le faire. Vous avez au début de cette lettre mon numéro de CCP. Pour ceux qui voudraient m'envoyer certaines choses pas très lourdes, vous pouvez le faire par paquet poste (colis postal de moins de 3 kg) à envoyer directement à l'adresse de CONAKRY. Pour la douane, (étiquette verte), vous écrivez "paquet familial sans valeur commerciale". Si vous m'envoyez, par exemple, un ballon de football ou des médicaments, vous les enveloppez dans un pantalon ou une chemise. Vous pouvez ajouter des cahiers ou des "Bics", cela est toujours utile. Si vous avez des choses plus lourdes, vous pouvez envoyer le matériel qui viendra par container à l'adresse suivante, sans oublier d'indiquer bien sûr que c'est pour moi ( Armel DUTEIL - BP 2016 - CONAKRY - Guinée) :
Centre National de Tri de l'Ordre de Malte, 143 rue Yves le Coz - 78000 VERSAILLES Tél. : 01.39.51.69.44 (MM. STOFFEL et LEGENDRE) - Fax : 01.39.50.13.01
Je vais donc vous laisser pour aujourd'hui. J'espère que cette lettre vous trouvera tous en forme , avec le moral et le courage nécessaire dans les problèmes qui ne manquent pas. Vous risquez de recevoir ce courrier après le 1er Janvier. Sachez que j'ai pensé à vous tous et à chacun en particulier ; je vous souhaite donc une année 1997 pleine de joies, de rencontres enrichissantes, d'accueil et de partages, pleine d'amitié et de réciprocité.
Avec toute mon amitié.
ARMEL