Armel Duteil

Senegal 2011

La situation au Sénégal


La situation au Sénégal (Juin 2011)

Au Sénégal, les prochaines élections présidentielles étaient prévues pour le 26 Février 2012, de même que les élections législatives. Alors les partis d’opposition se sont réveillés. Ils ont organisé plusieurs manifestations de protestation, en particulier en Mars à l’occasion du 11ème anniversaire de l’accession du Président WADE au pouvoir. Comme souvent, ces manifestations contre la façon dont le pays est dirigé, ont été l’occasion de violences verbales. Le problème, c’est qu’à force de s’accumuler ces violences créent un mauvais climat et elles tendent à passer de plus en plus à l’acte.

Il faut dire que les motifs d’exaspération sont très nombreux. D’ailleurs les Evêques du Sénégal viennent d’intervenir, le mois dernier, pour dire leur inquiétude face à l’évolution actuelle du pays. En effet, le régime du Président WADE est un régime libéral ; il a réalisé de grands projets, très coûteux, comme un grand théâtre et un grand monument sur la renaissance africaine, il est en train de faire construire une autoroute de sortie de Dakar vers le nouvel aéroport construit à plus de 50 km. A Dakar même, la Corniche a été complètement transformée, avec des grandes constructions, des belles villas, des casinos, etc… C’est à la fois un étalage de richesses qui révoltent les pauvres et une course à l’argent. En conséquence, la prostitution se développe, comme la vente de drogues, l’homosexualité s’affiche, etc… Et pendant ce temps-là, les habitants des quartiers populaires ont de plus en plus de mal à vivre, la banlieue est victime d’inondations, le milieu rural a de plus en plus de difficultés, malgré un programme de soutien mis en place. On parle actuellement de la relance du Plan REVA (Retour Vers l’Agriculture) pour les émigrés qui reviennent au pays, pour qu’ils puissent travailler la terre. Mais on annonce en même temps que cette année les engrais et les semences ne seront plus subventionnés, et l’année dernière on a payé l’arachide aux paysans avec beaucoup de retard, ce qui a entraîné problèmes et mécontentement. Comme partout en Afrique, le coût de la vie augmente rapidement. Les gens ont de plus en plus de peine à se nourrir et à éduquer leurs enfants.

Ce qui a fait déborder le vase, ce sont les problèmes d’énergie. Il y a de plus en plus de coupures de courant et de délestages. Tout cela freine le développement économique du pays. Beaucoup de petits artisans à Dakar ne peuvent plus travailler faute de courant, comme par exemple les soudeurs, les tailleurs qui utilisent des machines à coudre électriques, etc… Certains, pour remplacer le courant de la ville, utilisent des groupes électrogènes, mais le carburant coûte très cher et les pièces de rechange sont difficiles à trouver ; les coûts augmentent et beaucoup de travailleurs se retrouvent ainsi au chômage. Par exemple : sur 1300 boulangers affiliés à la Fédération, il y en a plus de 100 qui ont fermé boutique à cause de ces difficultés. A cause de l’augmentation du prix de la farine et des coupures de courant, le pain risque de manquer, ou au moins d’augmenter de prix, pendant ce temps du Ramadan, ce qui risque d’être très mal reçu par la population et de causer de nouvelles manifestations populaires. Même si ce problème de courant se retrouve dans beaucoup de pays d’Afrique Noire, il était inhabituel au Sénégal et il exaspère les populations.

C’est pourquoi des groupes se sont organisés, à la fois contre ces coupures de courant électrique, mais aussi contre la réélection du Président Abdoulaye WADE. Il faut dire que le Président et son équipe ont pris un certain nombre de décisions qui apparaissent comme des manœuvres politiques. D’abord, le Président WADE a fait changer la Constitution pour pouvoir se représenter une 3ème fois. Cela bien sûr ne plaît pas du tout aux partis d’opposition. Il a également lancé un nouveau découpage des communes ce qui, pour l’opposition, est un moyen de faire perdre des voix à celle-ci. Il a aussi lancé un projet, pour les prochaines élections, d’un ticket à l’américaine de deux personnes : un président et un vice-président élus ensemble, le deuxième succédant automatiquement au premier en cas de décès ou d’impossibilité de gouverner, avec en plus un quart bloquant (25 % de voix au 1er tour suffirait pour être élu, ce qui permettrait de supprimer un 2ème tour). Or l’opposition est très dispersée, elle compte utiliser le 1er tour pour voir les chances de chacun, afin de choisir un candidat unique au 2ème tour. De plus, le Président WADE a nommé son propre fils, Karim, à la tête d’un super ministère, responsable en particulier des Transports et de l’Energie (et donc de l’Electricité), et on le soupçonne de vouloir faire de son fils son successeur.

Les grèves se multiplient, par exemple chez les greffiers, car la justice va mal, et surtout chez les enseignants. L’enseignement se dégrade. Ainsi, seulement 11 % des candidats sont admis cette année au baccalauréat technique, au Lycée industriel Delafosse. Tout cela fait que les manifestations se multiplient et surtout elles deviennent de plus en plus violentes. Suite au nouveau découpage des communes, une manifestation a eu lieu à SANGALKAM, début Juin, qui a entraîné un mort, tué par un gendarme. Les Evêques du Sénégal sont intervenus pour condamner ce recours à la violence des Forces de l’ordre qui se généralise de plus en plus. (Ces Forces de l’ordre sont équipées par la France et entraînées par des militaires français).

Le jeudi 23 Juin, des manifestations ont eu lieu dans tout le pays contre le projet de changement de la Constitution pour mettre en place un ticket pour les élections présidentielles. Ce mouvement n’a pas été mené d’abord par les partis politiques, mais par les jeunes rappeurs qui ont mis en place une Association appelée « Y en a marre » qui se développe un peu partout et prend de plus en plus de force. Ce groupe avait d’ailleurs déjà manifesté au moment du Forum Social Mondial à Dakar, au mois de Février.

Le lundi 27 Juin, des émeutes ont éclaté un peu partout, pour manifester contre les coupures de courant. On a brûlé des pneus, bloqué des routes, on a cassé les bâtiments de la SENELEC (Sté nationale d’électricité du Sénégal), des Mairies et les Bâtiments des Impôts et Domaines, les maisons de plusieurs ministres ou de personnalités favorables au pouvoir, et aussi des bus, à Dakar mais également à M’Bour, à l’entrée de toute la zone touristique, à Thiès, une ville dans l’opposition, etc…

Enfin, des groupes de musulmans ont manifesté contre les ventes d’alcool et contre les sectes dans la même semaine. Ils ont ainsi détruit l’église universelle « au Royaume de Dieu » à Grand Dakar et l’église évangélique à Thiaroye, de même que des bars vendant de l’alcool.

Des appels à la non-violence commencent à se faire jour, mais c’est encore une toute petite voix et il y aura beaucoup à faire dans ce sens. L’avenir est donc incertain.

Par ailleurs, en Casamance, dans le sud du pays, les rebelles continuent d’attaquer les populations, de kidnapper des jeunes et de les emmener dans leur mouvement, et même de tuer des gens, non seulement des soldats mais aussi des civils,. Le Cardinal Adrien SARR, comme d’autres personnalités, ont pris des contacts pour arriver à une réconciliation ; mais là aussi les choses dépendent pour beaucoup de l’attitude du Président et du Gouvernement.

Les ambassadeurs de l’Union Européenne et des Etats-Unis essaient de calmer la situation. En effet, le Sénégal est très lié à l’Occident et l’Union Européenne comme les Etats-Unis ont un représentant dans le Comité de veille sur le fichier électoral et les prochaines élections. Mais l’opposition s’est retirée de ce Comité de veille, ce qui est également inquiétant.. Le président Wade a proposé de rencontrer les partis d’opposition pour parler de la situation du pays. Il a proposé aussi d’organiser des élections présidentielles anticipées. Il vint d’annoncer un Conseil de l’Education, « pour rencontrer les enseignants et examiner tous les problèmes de l’enseignement ». Affaires à suivre

N.B. : Pour plus de renseignements sur le Sénégal et également la Mauritanie, la Guinée Bissau et la Guinée, vous pouvez consulter Justice et Paix dans la Fano,


La situation au Sénégal – février 2012

Campagne électorale et élections présidentielles

Beaucoup de gens m’ont demandé de leur expliquer ce qui se passe au Sénégal et de faire le point. Ce que je fais aujourd’hui 3 février 2012.

Depuis l’an 2000 Abdoulaye Wade dirige un régime libéral avec beaucoup de favoritisme et de corruption. Il a cherché à gouverner par les cadeaux et l’argent pour acheter les juges, les chefs religieux musulmans aussi bien que les politiciens et les cadres ou les chefs de village. Et en faisant aux différents syndicats de grandes promesses et en promettant des avantages financiers qu’il n’a pas pu tenir par la suite, ce qui a entraîné de nouvelles grèves et l’instabilité dans le pays.

Le Président a fait un certain nombre d’œuvres de prestige : grands bâtiments, de grandes autoroutes dans la ville de Dakar - ou plutôt dans le centre ville et vers les centres touristiques - un grand monument de la Renaissance africaine dont il tire d’ailleurs d’importants bénéfices etc. Mais ces grandes constructions n’ont été faites qu’au centre de Dakar. Il n’y a pratiquement rien eu de fait au niveau de la banlieue, si ce n’est par les municipalités elles-mêmes, qui pour la plupart sont dans l’opposition depuis les dernières élections municipales. Tout cela a coûté très cher et s’est fait au détriment du reste du pays, en particulier des jeunes qui sont très nombreux au chômage, et du monde rural.

Des programmes absolument irréalistes, utopiques et en plus inefficaces et ayant couté beaucoup d’argent, ont été mis en place comme le programme GOANA pour les paysans qui n’a pas donné de bons résultats, alors qu’on assiste en même temps à la libéralisation du commerce de l’arachide. Cela va permettre aux grandes sociétés étrangères qui ont des moyens financiers d’acheter ces arachides, si bien que les huileries sénégalaises ne seront plus remboursées des avances qu’elles ont faites aux cultivateurs et n’auront plus d’arachide disponible pour travailler. En plus il y a tout le spectre d’une grande famine dans le pays sérère : on parle de plus de 800 000 personnes touchées, et dans le Sahel, 7 millions de personnes, suite à la mauvaise répartition des pluies de l’hivernage passé. Jusqu’à maintenant on ne voit pas ce que le gouvernement fait pour répondre à ce grave danger. Tout le monde est mobilisé par les élections présidentielles, et quand on va se réveiller, les stocks internationaux disponibles seront épuisés.

Depuis de nombreuses années, on assiste à des mouvements de mécontentement. Et en particulier à l’apparition d’un mouvement de rappeurs qui mobilisent de nombreux jeunes : « Y en a marre ». Ce mouvement n’est pas un simple mouvement de contestation. Il cherche une véritable éducation de jeunes et à les mettre au travail en comptant sur leurs propres forces et avec leurs propres moyens sans toujours compter sur le gouvernement ni se lancer dans la politique. Ils se sont manifestés en particulier en février 2011 au cours du Forum Social Mondial.

La contestation s’est surtout répandue en ville, non pas pour des raisons politiques, mais à cause du manque de courant et des nombreux délestages dans la ville, ce qui a causé beaucoup de problèmes aux artisans, boulangers etc. Suite à ce malaise social, de nombreuses grèves ont eu lieu : médecins, boulangers, services informatiques transporteurs. Et aussi de nombreuses manifestations, en particulier d’enseignants et ensuite d’élèves. D’abord pour demander que les enseignants reprennent les cours mais aussi pour que les bacheliers de l’année dernière soient orientés à l’université. En effet, ils n’ont toujours pas commencé les cours jusqu’à maintenant. Et pour les étudiants des autres années, suite aux grèves de leurs enseignants, ils n’ont pas de cours, eux non plus.

Au niveau politique, en juin 2011, le président a voulu faire changer une nouvelle fois la Constitution, à son avantage. Il proposait la nomination d’un vice président pour former un ticket comme aux USA pour les élections présidentielles ; ce ticket pouvant être élu seulement avec 25 % des voix. On le soupçonnait aussi de vouloir faire nommer son propre fils Karim à ce poste, de manière à lui laisser ensuite le pouvoir, alors que celui-ci n’avait même pas remporté les élections municipales précédentes dans la ville de Dakar. Cela a entraîné dans la ville de Dakar une grande manifestation populaire le 23 juin 2011. Et suite à cette grande réaction, le président Abdoulaye Wade a retiré son projet. C’est à partir de là qu’a été créé le « Mouvement M23 » qui regroupe de nombreuses organisations de la Société Civile et les partis politiques d’opposition, qui depuis ce temps-là continuent à manifester et à s’opposer à la candidature du président Abdoulaye Wade.

Le 30 mai à Sébikotane, la population a manifesté contre le remplacement du maire par une délégation spéciale nommée par le gouvernement. Cette manifestation a été sévèrement réprimée, comme cela arrive très souvent lorsque les forces de l’ordre interviennent. Une personne, Malick Ba, a été tué. Jusqu’à maintenant le gendarme qui l’a tué n’a pas été jugé et l’on affirme qu’il était en état en légitime défense ! Cela a encore augmenté le climat de tension dans le pays.

De nombreuses manifestations ont eu lieu dans beaucoup de villages, profitant de la période préélectorale pour réclamer des forages pour avoir de l’eau, des dispensaires, des écoles et de l’électricité. En effet, les villages qui ont toutes ces choses sont très rares. Face à toutes ces manifestations, le président a appelé les membres de son parti et toute la population à une grande manifestation pour la paix en leur demandant de s’habiller en blanc ou de porter des brassards blancs ou des foulards blancs en signe de paix. Cela a été vu comme une opposition au mouvement du M23 qui demande à ses militants et partisans de porter des habits ou des brassards rouges, symbole du carton rouge comme au football, pour montrer qu’ils veulent renvoyer le président Abdoulaye Wade et l’empêcher de se présenter aux élections. Cette manifestation a pris les allures d’une provocation dans la mesure où elle avait eu lieu le 23, jour habituel des manifestations de l’opposition, et à la place de l’Obélisque où généralement, ces manifestations de l’opposition ont lieu. D’ailleurs le président profite de toutes les occasions pour lancer des piques et même attaquer et abaisser les candidats et les partis d’opposition.

Le 25 janvier dans la banlieue de Dakar, à Guédiawaye, les élèves ont voulu manifester pacifiquement contre la grève de leurs enseignants qui les privent de cours. Les forces de l’ordre ont tiré sur eux et il y a plusieurs blessés.

La candidature du Président Abdoulaye Wade

Le président Abdoulaye Wade a été élu en 2000. En 2003, il a fait voté une nouvelle constitution, cette nouvelle constitution limitant le nombre de candidatures à la présidence à deux (donc un président rééligible une seule fois), et pour une durée de cinq ans. Le président Wade a été réélu en 2007. Il termine donc son mandat en 2012, actuellement. Mais la question est de savoir est-ce qu’il a le droit de se présenter à nouveau pour ces élections actuelles. Il prétend que oui en disant que sa première élection en l’an 2000 ne doit pas être prise en compte puisqu’elle a eu lieu avant l’approbation de la nouvelle constitution. Il a même fait venir à grands frais des juristes étrangers pour faire valider son point de vue. Les partis d’opposition et de nombreuses organisations de la Société civile disent qu’il faut voir non seulement la lettre mais l’esprit de la constitution. Dans ces conditions, le président ayant déjà été président pendant deux mandats, il n’a plus le droit de se représenter. Ils ajoutent en plus qu’à 86 ans (sinon plus), il n’est plus en âge de diriger le pays et qu’il devrait donc laisser la place à quelqu’un d’autre, même quelqu’un de son parti.

Noël Seck, responsable des jeunesses socialistes, a été présenter au Conseil Constitutionnel une lettre, qui a été jugée injurieuse, et portant atteinte à leur autorité. Dans cette lettre il menaçait de mort les membres du Conseil Constitutionnel qui doivent valider les candidatures aux élections présidentielles, au cas où ils valideraient la candidature d’Abdoulaye Wade. Il a été arrêté et envoyé en prison dans l’est du pays, à Tambacounda, condamné à deux mois de prison puis finalement gracié par le président, suite aux nombreuses réactions que cette condamnation provoquait.

En décembre, le maire d’une mairie de la ville (Mermoz-Sacré cœur), Barthélémy Diaz, a été attaqué par un groupe de jeunes de la banlieue, recrutés par le PDS le parti du président, et payés pour aller intimider et menacer un certain nombre de membres de l’opposition. Devant ces attaques, Barthélémy Diaz a sorti un révolver et un des attaquants est mort. Actuellement, Barthélémy Diaz est donc en prison en attente d’un jugement car il est accusé d’assassinat. Tout cela augmente les violences et la tension dans le pays.

Depuis plus de trente ans, il y a une rébellion en Casamance, menée par le MFDC, Mouvement du Front Démocratique Casamançais, qui demande l’indépendance de cette région sud du pays qui est coupé de la capitale et du reste du pays par la Gambie, ce qui fait qu’elle a été souvent négligée, et dont les paysans se sont souvent vus spoliés leurs terres par des cadres venus du Nord, ce qui les a révoltés. Jusqu’à maintenant, il y a de nombreuses attaques et des morts. Non seulement des militaires tués ou pris en otage, mais aussi des populations civiles, en particulier des gens qui sont blessés ou tués par des mines anti-personnelles en allant travailler au champ. Le MFDC a déclaré qu’il s’oppose à toute élection en Casamance, sous peine de mort. Ce qui alimente un climat de peur.

Au mois de janvier, les étudiants de Ziguinchor se sont également révoltés parce que les cours n’avaient toujours pas commencé à l’Université. La manifestation a été réprimée et un étudiant originaire de Guinée Bissau a été tué par un militaire. Celui-ci a été mis en prison et attend son jugement. Ces derniers jours (29 janvier), les bacheliers ont également manifesté en Casamance et ont fait sortir tous les élèves des lycées parce que jusqu’à maintenant ils n’ont pas encore commencé les cours à l’université et n’ont même pas été orientés dans ces universités.

Pendant tout ce temps, le président et les notables du gouvernement et de son parti, et aussi des responsables de l’opposition, vont rencontrer les chefs religieux profitant en particulier des grandes fêtes musulmanes. D’abord le magal des mourides à Touba le 13 janvier, puis maintenant le 4 février, le gamou des tidjanes à Tivaouane, pour la fête du Maouloud celébrant la naissance du prophète. Tous ces responsables politiques voudraient obtenir le « ndigël » c’est-à-dire que les chefs religieux donnent l’ordre à leurs disciples et talibés, de voter pour eux. En effet aux dernières élections présidentielles, comme dans le passé, le grand marabout des mourides en particulier avaient demandé à tous ses disciples de voter pour le président Abdoulaye Wade qui est lui-même mouride. Cela a beaucoup aidé à sa réélection. Mais cette fois-ci, la plupart des chefs religieux refusent de se laisser récupérer et ne veulent donc pas donner des directives de vote (Ndigël). Par exemple, les responsables de la famille musulmane omarienne ont rappelé la liberté de voter de chacun.

Comme dans toutes les campagnes électorales, la magie et le « maraboutage » et même la sorcellerie jouent un très grand rôle. Ainsi le président Abdoulaye Wade a décidé que le 20 janvier serait une journée de la solidarité, où les sénégalais se feraient des cadeaux. Ce serait une journée de « prison sans femmes ». En fait il n’a pas libéré les femmes ce jour-là, il les a fait sortir simplement de prison pour les mettre en détention dans un autre endroit, et ensuite le lendemain les ramener à nouveau en prison, dans les mêmes conditions. Ce qui a beaucoup humilié ces femmes car elles se sont senties manipulées et méprisées. Et surtout utilisées pour des motifs politiques. En effet beaucoup de gens ont dit que le chiffre 20 était un chiffre « mystique » pour le président et que cette opération n’avait pour seule raison que de lui donner la chance de gagner les élections futures. Au-delà des grandes déclarations de libération de la femme et de solidarité des citoyens, le président aurait fait cela sur les conseils de ses nombreux marabouts-devins. On parle même parfois, comme par exemple au sujet du jeune qui a été tué au cours de l’attaque contre la mairie de Mermoz-Sacré cœur, de sacrifice pour gagner les élections. Le journal l’Observateur  du mardi 7 février 2012 écrit en grosses lettres à la une : « Présidentielles 2012 : Préparation mystique du candidat des Fal 2012 (le regroupement de partis qui soutiennent le président Wade) : Wade sacrifie 87 bœufs (dont les têtes ont été offertes aux génies de la mer, p.6), 32 postes radios (dont 20 à des hommes, toujours le chiffre 20 !), des milliers de litres d’eau (dans les lieux de pèlerinage à l’occasion de la naissance du prophète Mohammed)… pour sa réélection ». Et le même journal, à la page 6, parle de « blindage mystique au palais présidentiel à la veille de l’ouverture officielle de la campagne électorale, consistant à évoquer les noms de certains candidats à la présidentielle »

On assiste également à de nombreuses choses qui ressemblent fortement à de la corruption. Ainsi le président de la République a offert une voiture et a institué un salaire pour les différents chefs de village et de district. Il a accordé aux cinq juges du Conseil constitutionnel une gratification de 5 millions de Fcfa par mois (environ 8 000 euros) en plus de leur salaire qui était déjà très élevé, et il a offert aux juges 50 limousines de luxe. De même il a augmenté tous les salaires des ministres sans que l’on sache de combien ils ont été augmentés. Il fait de nombreux cadeaux également aux chefs religieux musulmans. Tout cela crée une ambiance malsaine de corruption dans le pays.

L’approbation des candidatures

De nombreuses personnes s’étaient portées candidats aux élections présidentielles. Mais d’abord on a demandé à chaque candidat 65 millions Cfa de caution (environ 10 000 euros). Un certain nombre de personnes se sont désistées, les autres ont présenté leur dossier au Conseil constitutionnel qui devait approuver les candidatures. Le président Wade s’est fait nommé candidat par son parti et a donc déposé son dossier comme les autres. Beaucoup de gens espéraient, pour les raisons que j’ai expliquées plus haut, que sa candidature serait refusée. Mais elle a été acceptée, comme celle des 13 autres candidats, le vendredi 27 février. Aussitôt les manifestations ont éclatées dans tout le pays.

Les partis d’opposition et le M23 se sont révoltés pour deux raisons : d’abord parce que la candidature du président Abdoulaye Wade était acceptée, mais aussi parce ce que celle de Youssou Ndour, un chanteur très populaire parmi les jeunes, a été refusée. Dans l’attente de cette proclamation, le M23 s’était rassemblé pour une grande manifestation à la place de l’Obélisque dans la première banlieue de Dakar. A l’annonce que la candidature d’Abdoulaye Wade était acceptée, il y a eu de grands mouvements de colère, et au cours des échauffourées un policier, Fodé Ndiaye, a été tué. Bien sûr, les ministres de l’Intérieur et des Forces Armées et les autorités ont saisi l’occasion de son enterrement, pour à nouveau justifier leur façon de faire. Et pour reprocher à l’opposition de se lancer dans la violence, alors que les forces de l’ordre avaient déjà tué elles-mêmes plusieurs personnes, comme je l’ai expliqué

Des manifestations ont eu lieu également dans plusieurs autres villes du Sénégal. Le 30 janvier, la population a manifesté à Podor et là aussi il y a eu plusieurs blessés et 2 morts, un élève et une femme qui revenait du marché et qui ne participaient même pas aux manifestations.

Les appels de Youssou Ndour et de deux autres candidats ont été rejetés par le Conseil constitutionnel. Le lundi 30 janvier et le mardi 31 janvier les partis politiques et le M23 ont appelé à nouveau la population à manifester. Celle-ci s’est retrouvée à nouveau à la place de l’Obélisque où il y a eu de nombreux discours, mais pas de violence, pendant toute la manifestation. Mais malgré les appels des leaders de l’opposition à laisser la violence, certains jeunes ont refusé d’écouter leurs appels et ont voulu marcher sur la présidence. Ils ont été bloqués par les forces de l’ordre qui ont alors chargé. Un étudiant, Mamadou Diop, a été écrasé par un camion « dragon » de la police. Le lendemain, cet étudiant a été enterré, les autres étudiants ont voulu participer à son enterrement, mais ils ont été bloqués par la police qui les a empêchés de sortir de l’université. Les étudiants se sont alors affrontés aux forces de l’ordre en leur jetant des pierres pour répondre aux grenades lacrymogènes, et ils ont brûlé un bus comme cela s’était fait plusieurs fois. A chaque manifestation les gens ont pris l’habitude maintenant de brûler des pneus, ce qui bien sûr a des conséquences par rapport à la salubrité de la ville, l’état des routes etc. mais surtout alimente un climat de révolte. Le lendemain, le jeudi 1er février, l’université était toujours bloquée par les forces de l’ordre. Devant ces manifestations, le président Wade a dit que « ce n’était qu’une petite brise et que cela ne deviendrait jamais un ouragan » car les forces de l’opposition manquent de force et d’organisation. Comme il l’a dit, à chaque fois, avec ironie et même beaucoup de mépris, son discours a été très mal accepté. Pour beaucoup il a été compris comme s’il s’appliquait aux morts au cours de ces manifestations et non pas à l’opposition en tant que telle. On a accusé donc très fortement le président de ne pas respecter les morts et de mépriser leurs familles et la population toute entière.

Devant cette situation, de nombreux chefs religieux ont appelé au refus de la violence et à la paix, aussi bien du côté mouride que du côté tidjane. Les tidjanes ont demandé à ce qu’il n’y ait aucune manifestation à la fin de cette première semaine de janvier pour que le pèlerinage de Tivaouane puisse se passer dans la paix. Le cardinal Sarr et la Commission Justice et Paix agissent depuis longtemps dans ce sens comme je l’ai déjà expliqué. Ils ont produit tout un matériel d’éducation et de formation pour aider les gens à réfléchir sur la situation et à l’avenir du pays, agir pour que la campagne électorale se passe dans la transparence, la paix, la liberté, une réflexion profonde et sans corruption, et pour donner des critères et des éléments de base pour choisir son candidat. De nombreuses réflexions, réunions, émissions à la radio et à la télévision et contacts avec les personnes ont lieu depuis plusieurs mois maintenant dans ce sens. Ceux qui sont intéressés peuvent me demander les documents utilisés. En effet, face à cette situation, pour ce travail de réflexion et de conscientisation, la commission Justice et Paix a préparé des moyens appropriés, simples et compréhensibles même par les analphabètes : affiches, dépliants, également les dix commandements de l’électeur, comme les dix commandements du candidat, et un certain nombre de fiches pédagogiques et de formation. J’ai déjà eu l’occasion de vous parler longuement de cela.

En même temps, la ligue des imams demande au président Abdoulaye Wade de se retirer des élections vu son âge et à cause de toutes les réactions que cette candidature entraîne et qui risquent d’avoir des conséquences très graves pour l’avenir du pays. De même, la France, les Etats-Unis, mais aussi l’ONU, le Japon et l’Union Africaine ont demandé au président Abdoulaye Wade de renoncer à sa candidature. Mais jusqu’à maintenant celui-ci tient absolument à se présenter aux élections présidentielles.

Le M23, qui demandait au président de ne pas se présenter aux élections, lui demande maintenant de démissionner, de même que le ministre de l’Intérieur et le ministre des Forces Armées. Et le vendredi 3 février, ils ont appelé la population à une grande prière pour les victimes des manifestations à la mosquée de la rue Carnot, donc en plein centre de la ville de Dakar.

Le parti au pouvoir accuse l’opposition de se laisser aller à la violence. C’est vrai qu’au cours des manifestations, il y a eu des jets de pierres, mais d’abord c’était pour répondre aux jets des grenades lacrymogènes et aux jets d’eau chaude envoyés sur les manifestants. Même au niveau de l’ONU, on parle d’une répression disproportionnée dans la mesure où les forces de l’ordre ont tiré plusieurs fois à balles réelles sur les manifestants, tuant même des personnes. De toutes façons comme toujours, il y a un problème d’interprétation. Souvent on voit la violence des jeunes qui lancent des pierres mais on ne voit pas la violence institutionnalisée par les gens au pouvoir qui méprisent et répriment la population. Et cela aussi c’est une violence très grave et plus forte encore que les cailloux.

On se trouve donc actuellement devant un certain nombre de problèmes. D’abord les partis d’opposition se concentrent sur des actions pour empêcher le président Wade de se présenter aux élections. Au lieu de se préparer eux-mêmes à ces élections, d’avoir un programme bien établi et de l’expliquer à la population en cherchant à la faire réfléchir et à la responsabiliser. La campagne électorale a commencé le dimanche 5 février mais il est sûr que la plupart des candidats ne s’y sont pas préparés. Et que l’unité affichée de l’opposition est devenue factice et illusoire, certains candidats comme Macky Sall commençant à jouer leur propre jeu. Pourtant il existe une excellente charte qui a été rédigée au bout d’une année de travail de nombreuses ONG et associations par ce que l’on a appelé les assises nationales. Ces assises ont proposé des pistes de réflexion et d’action, pour le pays et la démocratie, dans les différents secteurs de la vie de la nation : politique, économique, problèmes sociaux… Un certain nombre de candidats l’ ont signé. Malgré cela, à l’intérieur du M23, les gens ne sont pas véritablement unis, ils sont simplement ensemble contre Wade. Mais on peut beaucoup craindre de l’avenir et se demander comment ils vont travailler ensemble après les élections présidentielles même si le président Wade n’est pas élu. Déjà actuellement, c’est la concurrence entre eux et la surenchère : manifestation de richesses, voitures de luxe… on s’aperçoit que dans le M23, beaucoup pensent plus à leur réussite politique et à gagner les élections pour avoir le pouvoir, et gagner (détourner) de l’argent pour eux, leurs parents et amis. Mais ils ne réfléchissent pas tellement au bien du pays et aux problèmes sociaux, en particulier aux difficultés du monde rural menacé par la famine et aux déshérités de la société, mais aussi des nombreux jeunes au chômage. Alors même que ce sont ces jeunes qui participent en grand nombre aux manifestations et qui sont les plus actifs. Ces jeunes risquent donc d’être déçus et de se révolter à leur tour dans l’avenir. En attendant, ils se font souvent arrêter par les forces de l’ordre et mis en détention provisoire, avant d’être relâchés quelques jours plus tard.

Il y a une autre chose qui n’est pas claire, et même qui n’est pas très saine, c’est que les organisations citoyennes et les partis politiques se sont regroupés ensemble au sein du M23. Il y a un danger que les responsables de la société civile se lancent dans la politique et ne jouent plus le rôle de réflexion et d’équilibre dans le pays

Initiatives

En ce moment, on voit apparaître à la radio, à la télévision, dans les blogs, de nombreux appels à la paix et au calme. En particulier de la part des différentes organisations du secteur privé qui craignent que toute cette agitation ne fasse peur aux investisseurs privés et publics, qui vont hésiter à venir travailler dans le pays. Ce qui est certainement une très bonne chose. Même lors du rassemblement à l’Obélisque du mercredi 31, le rassemblement s’est passé dans la paix. Mais c’est toujours difficile d’organiser une foule de plusieurs milliers de personnes. Et au moment de la dispersion, les choses ont éclaté : des jeunes, et même des candidats renvoyés, comme Youssou Ndour poussant à la violence et voulant marcher sur la présidence. Il y a donc la grande difficulté de maîtriser une foule en colère.

D’ailleurs le M23 est entrain de réfléchir à une nouvelle stratégie. Beaucoup de personnes demandent aux chefs religieux d’intervenir, non seulement pour appeler la population à la paix, mais aussi pour demander au président Abdoulaye Wade de renoncer à se présenter. Et jusqu’à maintenant, les candidats de l’opposition ne font pas campagne pour expliquer leur programme, mais ils se réunissent les 9 ensemble, seulement pour dire : « Que Wade s’en aille ! Pas d’élections avec Wade ! » Mais ces appels seront-ils écoutés ? Est-ce que ces grandes manifestations vont suffire pour cela ? On commence à voir apparaître une certaine lassitude. Le mardi 7 février, lors de la marche prévue depuis l’Université jusqu’au ministère de l’Intérieur, les étudiants, traumatisés par la mort de l’un d’entre eux, ont non seulement refusé d’y participer, mais ont interdit au M23 de rentrer dans l’Université affirmant : « nous ne soutenons personne, ni le président Wade, ni l’opposition ». Et les jeunes qui voulaient continuer la marche quand celle-ci a été arrêtée par la police, ont traité les candidats « de poltron » pour leur avoir demandé d’y renoncer.

D’autres personnes disent : « même si nous sommes contre la candidature d’Abdoulaye Wade, du moment que cette candidature a été approuvée par le Conseil constitutionnel (et même si on peut se poser des questions sur l’indépendance et l’intégrité de ce conseil), allons aux élections et on verra bien qui gagnera ». Mais le danger actuel c’est que l’opposition est complètement désunie. Les différents chefs de parti ayant participé aux assises nationales et regroupés dans le mouvement Benno Siggil Sénégal (Unis pour relever le Sénégal), n’ont pas pu s’entendre pour présenter un candidat unique, en particulier Moustapha Niasse et Tanor Dieng, candidat du parti socialiste, chacun refusant de se désister en faveur de l’autre, si bien que l’on assiste à une très grande division de l’opposition. A cause de ces nombreuses candidatures les voix de ceux qui refusent le président Wade vont donc se disperser. Et même si le président Wade n’a pas la majorité au premier tour, les 2 premières place risquent fort d’être obtenues par Idrissa Seck ou Macky Sall, deux anciens premiers ministres de Wade qui sont donc eux aussi de tendance libérale. Ce qui maintiendrait le pays dans les orientations actuelles avec tous les dangers, les limites, les manques et les injustices. Et le refus de la population auxquels on assiste aujourd’hui. Et elles vont beaucoup évoluer dans les jours qui viennent. C’est avec inquiétude que nous attendons la suite et nous faisons tout ce que nous pouvons pour apaiser les gens et trouver un chemin de paix et des solutions réfléchies et possibles.

Dakar le 7 février 2012